JE SUIS ICI — Léo Henry

19 – 18.07.04

« La Lanterne »

Le bar roux est une espèce à part dans l’univers des débits de boisson. Il ne se caractérise ni par sa clientèle (réelle ou imaginaire), ni par sa position géographique, ni même par sa longévité. Le bar roux a une couleur et une ambiance.
Il évoque de vieilles photos de faubourgs sous la pluie, des tournées de mauvais whisky dans des verres tachés de calcaire, l’odeur de feuilles mortes molles sur les trottoirs, celles du tabac brun et du café renversé sur des nappes en papier, il rappelle les chapeaux mous, les manchettes et la voix rauque d’un chanteur mort.

18 – 19.07.04

« Au Zouave »

Aller au Zouave c’est entrer chez des gens, le genre ‘fais pas gaffe au désordre, prends un siège, tu boiras bien quelque chose ?’ Une fois le client servi, Dédé retourne s’asseoir devant la série de l’après-midi.
Il a pas eu le temps d’amener les magazines à la benne, ni d’étendre les serviettes de piscine chiffonnées sur la chaise. Faudra aussi qu’il pense à débarrasser le bric-à-brac entassé derrière, tournesols en papier, balais de brindilles et souche vernie offerte par un ami artiste…
Si quelqu’un veut d’une borne de poker électronique grillée, qu’il hésite pas à passer avec la camionnette.

17 – 20.07.04

« Le Diable bleu »

Trapèze presque parallélogramme, grand comme une tête d’allumette. Peinture blanche sur verre fumé brun. Minuscule création humaine, uniquement remarquable de par sa position dans l’univers :
entre un D et un A majuscules, elle devient, par le truchement de conventions typographiques, une apostrophe dans l’expression BIERE D’ALSACE
ces signes ayant été imprimés par procédé mécanique sur un cendrier publicitaire des brasseries Meteor
objet posé sur la table d’un bistro familial
à proximité des quais de l’Ill
dans la ville de Strasbourg
sise sur la frontière franco-allemande
fuseau horaire Greenwich +1
hémisphère nord de Terra
troisième planète en partant du soleil.

16 – 21.07.04

« Le Faubourg de Pierre »

A gauche, une famille de très beaux malgaches. La mère pourrait être la sœur de ses filles, le père ressemble à un icone du black is beautiful, dans une superbe chemise violette.
A droite, un trio de joueurs de yam’s autour d’une piste tapissée de velours orange. Le patron, tablier blanc, moustache drue et double menton, enseigne avec un comparse des rudiments de stratégie à un ami commun.
Entre les deux, légère et affairée, la patronne dispense bons mots, sourires et considérations climatiques (thermomètre à l’appui).
Tout ça paraît ordonné comme un tableau, un ballet ou une pièce de théâtre.

15 – 22.07.04

« Molly Malone's Irish Pub »

Les bistros savent des choses que nous ignorons. Ils connaissent les réponses aux questions que nous refusons de poser.
Ce qui nous pousse à fréquenter des lieux ni privés ni publics, qui ne ressemblant pas plus à nos salons qu’à nos rues. Les charmes nous lient à leurs parquets usés, leurs devantures, leurs décorations si semblables dans leurs différences. Pourquoi nous leur revenons toujours.
Nous sommes persuadés qu’ils sont notre création, notre œuvre familière. Ouverts et imprévisibles, dociles et dangereux.
Certains barmen, certaines serveuses, ont entrevu la vérité mais préfèrent se taire.
Les bistros, eux, restent muets comme des tombes.

14 – 23.07.04

« Le Diabolo »

Manger du melon.
Fumer des lights.
Aller à Prague.
Déplacer le
ventilateur.
Esquisser une danse.
Tirer des chaises.
Pousser des tables.
Passer le torchon.
Préparer les boissons.
Rappeler les eighties.

Jouer au billard.
Rester en retrait.
Claquer les billes.
Porter un anorak.
Prendre un quotidien.
Décortiquer les
actualités.
Sortir en famille.
Préférer la terrasse.
Commander pour tous.

Acheter du mousseux.
Payer le loyer.
Réchauffer la planète.
Attendre les orages.
Consulter ses
messages.
Chercher les toilettes.
Compter des centimes.
Saluer le patron.

Sourire au photographe.
Figer son intimité.
Accrocher les instantanés.
Afficher des secrets.
Affirmer ses choix.
Surplomber le monde.

Vivants.
13 – 24.07.04

« L'Ile de l'oiseau »

Les lettres qui disent oui, celles qui disent non, les mandats espérés, les cartes par avion, les courriers manuscrits aux adresses tremblées, les factures, les relevés bancaires, les félicitations vous avez peut-être gagné et les colis au kraft chiffonné s’entassent dans les sacoches de la bicyclette calées contre une jardinière.
Le facteur est au comptoir pour le rinçage de dalle de la mi-tournée et la sauvegarde des traditions orales : l’été (pourri), les vacances (trop courtes), la grande braderie (décevante, comme chaque année) tandis qu’immobiles sur le vélo, les histoires de centaines d’habitants du quartier attendent, jalouses, l’heure d’être racontées.

12 – 25.07.04

« Au Quai des bières »

Charlot est fatigué, il boit un demi en bout de bar, son melon vissé sur la tête.
Charlot a un gilet brodé, il félicite la serveuse pour son balayage de teinture rouge.
Charlot écoute de l’eurodance, il opine aux déhanchements et aux yodels de miss Bucarest.
Charlot parle alsacien, il se fait resservir une bière pour fêter la fin d’un long week-end de travail.
Charlot joue de la canne pour attirer les touristes, il en a plein les pattes mais souffre sans bruit, comme pour rire. Il est artiste de rue et comique populaire avant tout. Il est Charlie Chaplin.

11 – 26.07.04

« La Taverne des serruriers »

Dans un miroir, peintures pâles et murs blanc (rien). A la une, victoire sportive sans surprise ni impact (rien). A la table voisine, conversations closes et redondantes (rien). A la radio, soupe de charts U.S., beats hip-hop, chanteuse rauque pulpeuse clonée (rien). Dans un coin, un fumeur poseur dragouillant une conquête conquise, fumée bleue, grimaces cools (rien). Translation d’une demi consommation, abandonnée par l’insignifiant prédécesseur dont on a pris la place (rien sur rien).
Quelques euros dans la caisse, quelques milligrammes dans le sang, quelques minutes disparues du temps, quelques contacts insignifiants, pour un happening vain et vide de sens.

10 – 27.07.04

« L'Iliade »

Il fait gris sur Ithaque.
Ulysse fertile en ruse rumine dans les cuisines de son bar restaurant désert, bribes d’aventures et petits soucis. Pénélope n’a cessé de prendre du poids depuis son retour, il n’aurait pas dû mentionner Circé, lui faire regretter ses courtisans, son célibat. Télémaque parti travailler à Berlin, ses compagnons enrichis retraités en Floride, la solitude du marin en cale sèche. Même le chien ne le reconnaît plus, ingrate créature frisée, petit caniche à sa mémère.
Toutes ces batailles, toutes ces tempêtes pour en arriver là : plats du jour, belotes digestives, télé réalité avant d’aller dormir.

09 – 28.07.04

« Le Schutzenberger »

Ils avaient dans l’idée d’en faire le dernier bar du millénaire. Un bunker de béton cru, de verre dépoli et de chromes striés, posé sur la crête d’une déferlante de l’Histoire. Puis la bombe est tombée.
De l’explosion est né un étrange et obscur labyrinthe, un bijou futuriste au luxe aussitôt démodé. Des vitrines étoilées comme un pare-brise après le crash, des piles maculées par les suies d’un incendie, des barmen fantômes arpentant les salons déserts, des clients décalqués en cendres sur les dossiers de fauteuils club.
Au loin, dans le champ des ruines, roulent les infrabasses d’un orage nucléaire.

08 – 29.07.04

« Le Café de Paris »

Pendant qu’en Alabama les propriétaires terriens lynchaient des maraudeurs Noirs, Josephine Baker faisait jouer une ceinture de bananes sur ses cuisses nues aux bals nègres du Paris by night.
Ville moderne, ouverte et progressiste, où les drames du monde arrivent sous forme d’échos lointains, sujets à plaisanteries, spectacles populaires et abstractions philosophiques. La frivolité dissimule les rouages bien huilés de la machinerie avide qui produit cet écran de fumée dorée et opaque. Rien, jamais, ne pourra avoir d’importance.
Reflets monochromes. Dalles lustrées. Similicuir inaltérable. Chemises immaculées. Clous dorés.
L’europop effleure à peine la conscience as the show does go on.

07 – 30.07.04

« La Terrasse »

- Vous déjeunerez avec Madame ?
- Non non. Faut changer, parfois.
- Ah, exactement. Je n’ai jamais dit le contraire.
La serveuse s’éclipse, le laissant attablé au sommet de son monde. Les toits font à ses pieds un tapis de tuiles, de zinc, de vasistas et d’antennes, d’où émergent une église gothique, des buildings bancaires, une tour d’architecte médiocrement impressionnante.
Il fait l’apéritif à l’eau plate (un début de diabète) et profite d’un instant de temps libre pour rappeler au bureau. Sa voix porte loin, ses ordres font loi. Même au restaurant, il continue d’embrasser et contrôler nos destinées.

06 – 31.07.04

« Flann & O'Brien Irish Pub » (Rome)

L’Interzone est un espace flou, rétif à toute cartographie, dispersé sur les cinq continents. Il germe dans les quartiers touristiques des métropoles, y croit à un rythme soutenu mais sans faire de bruit. On y retrouve les produits standards (Coca et Marlboro Light, café long, bière hollandaise) que l’on paye en dollar ou en euro.
Dans certains recoins de ce territoire triste et normalisé, on peut pourtant dénicher des espaces en friche, où poussent des plantes incongrues et mystérieuses : un numéro de L’Equipe maculé de Guiness, un flacon de brillantine coagulée, un poème d’amour sur un billet cap verdien.

05 – 01.08.04

« Caffè Miani » (Rome)

Livré à lui-même dans le bar dont il a la charge dominicale, le jeune romain carbure au café noir. Au bout du quatorzième ristretto, l’essentiel de son self control a disparu : il sautille et playbacke sur la radio locale, tapote d’un pouce tremblant d’hermétiques SMS, parle à son reflet, la commissure des lèvres sursautant sous les flux et reflux de tics faciaux.
S’il ne trouve personne pour sortir avec lui ce soir, il passera la nuit les yeux braqués sur le plafond, frôlant la tachycardie et se demandant dans le noir d’où lui est venue cette soudaine crise d’insomnie.

04 – 02.08.04

« Li Rong Caffè » (Rome)

Tables circulaires vert bouteille. Sol macadamisé, éclat ciré d’une chaussure. Plaque de fonte frappée d’un SPQR bimillénaire. Dalle blanchie, marmoréenne, d’une frontière de trottoir. Constellation de mégots oranges, d’aluminium aplati, voie lactée de cellophane, de mouchoirs. Epais pointillés de peinture jaune, frontière grumeleuse d’une place de parking. Transhumance de t-shirts pastel, faux reflets dans des vitrines de commerces ouverts, plaques de bois dans des vitrines de commerces condamnés. Pierre de taille sertie de dépôts noirs. Balcons rouillés, volets disjoints, peinture lépreuse. Treilles de terrasse, cimes d’arbustes urbains. Et le soleil, déjà haut, sublimant par nappes la touffeur de la ville.

03 – 03.08.04

« Le Griffon » (Etterbeek, Bruxelles)

Ils lui tournent le dos et ils boivent l’air de rien, comme si elle était pas là, comme si elle était pas remarquable, cette cheminée. Belle grande dame qu’elle est, capable d’accueillir une brochette de perdreaux ou un sanglier tout entier, toute briquettée du dedans, ornée de colonnes en bois et d’un mignon pare-feu noir frappé aux fleurs de lys.
Peut-être bien qu’elle a pas été utilisée depuis cinquante ans, probable qu’elle tire plus grand chose dans ses conduits bouchés, mais c’est pas une raison pour la snober ainsi, en s’envoyant des coups de coudes et des blagues de caserne.

02 – 04.08.04

« Au Soleil » (Bruxelles)

Elle a un caribou en peluche accroché à son Eastpack, des sandales compensées et des lunettes de secrétaire est-allemande qui la vieillissent de vingt ans. Sa binôme, elle, se fait expliquer la carte ligne à ligne, vérifiant les prix et ignorant froidement les avances d’un habitué ventripotent qui tente d’attirer la paire dans ses filets.
Pour des jeunes filles seules, élevées aux préceptes de guides anxiogènes, la prudence naturelle et le désir d’éviter les arnaques se changent facilement en paranoïa aigüe.
Et paradoxalement, ce genre de spectacle semble rassurant, donnant soudain au bar étranger un air de home sweet home.

01 – 05.08.04

« La Terrasse » (Etterbeek, Bruxelles)

Depuis trois générations, les tenanciers du bar-restaurant de la gare d’Etterbeek sont fans de foot et de chanson rétro. La vingtaine de coupes en fer blanc alignées comme à la parade et la sélection musicale d’un kitch hors pair, font office de points de repère.
Le reste de la déco semble résulter d’un impossible choix, entre fastes de pizzeria de littoral (maquette de bateau sculptée à la hache dans un rondin), élégance rustique de bistro de quartier (photos de bambins, cartes de vacances au soleil) et splendeur old school d’un boudoir à mémés (incroyable revêtement de banquette façon tapisserie Empire).

00 – 06.08.04

« Taverne Greenwich » (Bruxelles)

Dans le grand hall Art Nouveau, on discute à mi-voix, parmi les froissements de billets, les tintements de cuillers, les grincements de chaises et les poc poc du bois poussé par le patron dans un blitz muet.
On vient au Greenwich pour méditer, pour écrire et pour rendre hommage au point d’origine de la géographie terrestre en laissant grimper jusqu’aux plafonds des volutes de fumée bleue. L’ombre de Magritte, assise au coin, fume sa non-pipe et griffonne sur un sous bock le songe d’un autoportrait.
Les pièces sont remises en place. Ne manque plus qu’un partenaire pour la nouvelle partie.

illustrations de Stéphane Perger