Le soufre des allumettes est violet.
La margarita est verte et grumeleuse comme de la neige ukrainienne.
Le maillot est fluo sur fluo – il dit Copacabana Beach comme si
c’était une vraie équipe de foot.
Le barman est olivâtre, maladif dans sa tenue noire.
Sur les tableaux en plexi, les tarifs sont lumineux comme une signalisation
d’autoroute de nuit.
Le sirop de fraise fait comme
du faux sang dans un film d’horreur
une bouche trop maquillée.
Le sirop de grenadine fait comme
du sirop de fraise.
La lumière des spots fait comme
un cocktail écœurant de sirops de fruits rouges.
Un long miroir très propre est fixé sur le pilier central, reflétant une rue
derrière vous. Là où vous attendriez une paroi maçonnée s’ouvre un trou de
lumière. C’est comme une porte percée au beau milieu du bistro. Vous
entrevoyez au travers un univers nouveau, mystérieux, rendu exotique par
l’étroit cadrage vertical.
Des têtes et des épaules d’inconnus y apparaissent, traversent,
s’évanouissent. Au fond du tain, vous découvrez une nouvelle vitrine,
d’autres reflets et, peut-être, dans les ténèbres de la boutique inversée,
un second miroir pour encore retourner la situation. Sur la façade, de
droite à gauche, est écrit PORT.
Sur le portemanteau, une demi-douzaine de baguettes fraîches, bien coincées
en tas sur la fourche supérieure.
Sous la rangée de trophées sportifs en fer blanc, une photo du bistro en
1955, quand il s’appelait encore Café Pourcelot.
Contre un montant du bar, une annonce scotchée proposant une Honda 125 Rebel
d’occase.
Le long du comptoir, une dizaine de travailleurs habitués, à la pause devant
des demis ou des pastis noyés.
Sous la mezzanine, comme une statue dans sa niche, la grosse télé muette
avec courses et pronostics.
A l’étage, la salle de restaurant plongée dans le noir en attendant midi.
Le reflux d’une marée de plastique brun a abandonné sur la place des
centaines de tables et de chaises. L’ambiance grise et venteuse pousse
plutôt les clients vers l’intérieur. Ceux qui restent en terrasse ont
d’excellentes raisons : garder des vélos à l’œil, regarder passer les belles
bisontines, se la jouer Croisette ou espérer que l'air vif accélérera une
digestion pénible.
Le petit train touristique passe à vide, sans hâte. Le manège rétro disney
ne tourne presque plus.
Trois jeunes loubards en perfecto traversent la route, saluent des amis.
Personne semble n’oser leur dire qu’ils se sont trompés de décennie.
Derrière la façade banale de ce bistro de village se cache l’entrée d’un
univers fantastique, inquiétant.
La série de l’après-midi traite d’un trafic d’embryons congelés, personne ne
s’en formalise. Un couple de vagabonds, traits tirés par les voyages
dimensionnels et les drogues de synthèse, échange des informations codées.
La pin-up du calendrier vous suit de ses yeux glacés, les machines
électroniques poussiéreuses sifflent à votre passage.
Dans les toilettes, le néon automatique grésille et n’en finit pas de
clignoter. Vous êtes derrière le rideau rouge de Twin Peaks. Il
suffirait de pousser le mur du fond pour passer au travers.
Je suis un tapis pelucheux et sombre, rivé au sol, antidérapant. Le logo que j’arbore, avec sa ronde de treize étoiles, a presque complètement succombé au frottement répété des semelles. Celles de l’armée de serveurs, celles de milliers d’anonymes, passants, touristes, SDF, hommes d’affaires, retraités, oisifs. Elles me foulent et me raclent, me souillent et me rongent. S’il pleut je me gorge d’eau, s’il neige je m’encrasse. On m’offre parfois un shampooinage, pour purger mon trop-plein et effacer le souvenir de vos chaussures. Puis on me piétine à nouveau, sans un regard. Vous avez beau m’ignorer, moi je vous connais.
Un renard empaillé, queue dressée, gueule ouverte, embrasse de son regard de verre la salle en forme de boomerang et les hommes qui s’y trouvent, ceux qui déjeunent encore, couperosés et lents devant des assiettes à dessert et des bouteilles vides, ceux qui attendent l’addition en échangeant des bristols professionnels, cravates froissées, manches retroussées, ceux qui ne font que passer, debout devant un café, effeuillant les quotidiens en gabardines de roman pluvieux, ceux qui prédisent l’avenir du tiercé en malmenant des barbiches de Fu Man Chu, pronostiquant en créole, et puis les autres, ceux qui attendent, silencieux, immobiles et invisibles.
Blanc-bec esseulé sur son tabouret trop haut, échoué en plein jour dans un
rade tropical,
Yeux pleins des couleurs de la Jamaïque, oreilles saturées par Israël
Vibration en live. Saint Bob quinze ou vingt fois sur trois murs,
chapeaux de paille empilés, idoles païennes, masques vernis, drapeaux,
fanions, lions rugissants, filet pour pêcher l’espadon d’où balancent des
perroquets en bois. Le boss est au téléphone, semble-t-il pour toujours.
L’armoire à fusibles baille, laisse couler des fils en pelotes, son miroir
étoilé renvoie des peaux noires en mosaïque.
Une gamine boulotte danse, visage fermé, sous une affiche annonçant Miss
Makassi 2004.
Il a ramassé ce qui traînait sur la table, brusquement pressé, sans que rien ne l’ait laissé soupçonner. Le portable caparaçonné de bleu, le paquet de clopes et le briquet ont disparu dans ses poches. Il est debout, sorti sans saluer, a déjà disparu. Le verre d’orangina entamé et la bouteille à gros cul témoignent seuls de son passage. Il n’a pas payé, ça ne contrarie pas la serveuse qui débarrassera dans un moment. Peut-être est-ce un habitué à ardoise ou un malfrat envers lequel le proprio garde une dette. Peut-être est-il simplement passé trop vite pour qu’on le remarque.
La haute façade de brique orange est en retrait par rapport à la rue, la
terrasse presque vide squatte des places de parking. Une double porte vitrée
s’ouvre sur un perron de deux marches, chapeauté par une marquise rouge et
gris guano.
On dirait l’entrée d’un hôtel chic de la Cinquième Avenue dans une version
low budget, sans le chasseur à képi qui ouvre les portières de
limousine une main dans le dos. La grande croix jaune sur le trottoir
pourrait marquer l’endroit où John Lennon a été assassiné au sortir de sa
suite, à deux pas de Central Park.
Le temps d’un petit noir, bilan de l’actualité culturelle sur les affiches.
Raté hier Huis clos au Palais Universitaire. Festival de cirque
dans quelques jours, puis récital de piano en banlieue, Meyerber à l’opéra,
Steinbeck au Scala, Rainbow Day au JJ Club (16h - 4h non-stop), 113
en concert le mois prochain, et break d’été traditionnel.
Ensuite, un peu de peinture. Trois marines en aplats, carrées et bigarrées.
Une vache psychédélique dans le style pseudo-enfantin à la mode. Et, pour
terminer, la trentaine de sous bocks gribouillés par les clients offrent un
intéressant tour d’horizon des styles et lacunes locales.
De Spielberg il a la bedaine, la casquette de base-ball, le poil blanchi. Le
jeune créole qui l’accompagne pourrait être son fils (dans quel faubourg de
quelle ville tropicale vit aujourd’hui sa mère ?) ou bien, beau, glabre et
bronzé, son amant exotique.
Assis côte à côte, un couple fume. Lui prend soin de ses cheveux qui
désertent, elle farde un visage qui se fane. S’aimer c’est regarder dans la
même direction. S’ignorer aussi.
Le rasé au bar en est un vrai, tout en muscles cabossés, un qui ressemble
encore à un skin.
A la télé on tire le Rapido.
Le père de l’actuel propriétaire, l’homme qui fit de ce bistro un repère de
poivrots sans cachet ni envergure, nourrissait une passion coupable pour les
miroirs publicitaires. Un fragment de l’immense collection reste exposé aux
murs, pièces inestimables suspendues dans l’indifférence et les nuages de
tabac brun.
Le Cognac Martell a été déniché à Camden, le Ginger Ale
négocié dans une brocante provençale. Le Moravia Pills modèle
‘homme chauve’ fut échangé avec un comparse bavarois qui convoitait
l’étonnant Adelshoffen ‘charrette’.
Le fils aimerait faire de la place aux murs pour afficher sa propre passion:
les réclames peintes sur émail.
Ici, et ici seulement, vous pourrez trouver à la fois :
- une énorme boule à facettes belle comme une lune disco
- un empilage de canettes de Foster’s
- un distributeur de boîtes d’allumettes digne de Stark
- des pintes de limonade à la pression
- un revêtement mural de sous-marin atomique
- des rockers de vingt ans ressemblant à des rockers de quarante
- des lycéens se la jouant Café de Flore devant des demis
éventés
- une estrade à liseré lumineux
- une horloge à l’heure de Moscou
- la guitare à deux manches de Jimmy Page
Galerie de trognes : le gros sans cou à casquette, genre pilote de poids lourd yankee, l’ancêtre aveuglé par des paupières droopy piquetées de fleurs de cimetière, le reubeu baraqué en camionneur qui cherche autour de lui quelqu’un à démolir, le tout vieux, tout sec, tout gris, qui siphonne du rosé d’une bouche molle et édentée, l’alcoolo à mi-parcours, déjà Peau-Rouge à force de petit déjeuner à la bière mais pas encore dégradé vers le jaune, la serveuse autobronzée, décolorée, emmaillotée de cuir, et le commercial quarantenaire, salace et portant beau, qui ricane en pinçant des cuisses à la volée.
Quatre heures, rien ne bouge.
La musique ethnique minimaliste n’en finit pas de se répéter, long souffle
mou sans accent ni mouvement.
La serveuse déplace les menus bariolés sur les tables désertes. Les mêmes
bulles se poursuivent à l’infini, du fond du verre à la surface.
Toiles abstraites et vagues, volutes floues et fades. Idéogrammes chinois
brossés à l’encre mouillée.
Une femme entre, ressort dans le même mouvement, s’exclame sur le seuil :
qu’est-ce que je fais là ?
C’est la question que se posent les banquettes vides, les cendriers trop
propres et la cible électronique attendant ses fléchettes vespérales.
Les sorcières modernes sont grimées en clowns gothiques, officient dans des
échoppes baroques et sinistres où elles règnent sur de mystérieux trésors
occultes.
Des vasques de liquides pastels, des filtres arc-en-ciel en bouteilles
torses. Cornues chromées, bocaux translucides pleins d’ingrédients poisseux
et luisants, homoncules de sucre rose qui croquent sous la dent des clients.
Des mandalas de photos abstraites emprisonnent le regard, des billes irisées
d’huile de vidange grouillent sous le verre des dessus de table.
En évidence dans un calice, le cœur d’un malheureux palpite encore, cocktail
écarlate de fraises coupées. Votre âme en addition, votre sang en pourboire.
Ca se voudrait cosy comme un wagon de première, confiné comme un train lancé
au galop dans les ténèbres de l’Europe. Tout y rejaillit pourtant, la rue
insurgée, les cris de fureur de la foule, les morts du D-Day, les
humiliés d’Irak, les fantômes des maquisards afghans, les pensionnaires du
couloir de la mort, les cocaleros des Andes boliviennes, les
barbelés du Rio Grande, les terroristes de Guantanamo et le sein nu de Janet
Jackson.
La portière ouvre sur la ville qui défile en criant, simulant le mouvement,
laissant croire que nous avançons, qu’un jour peut-être nous arriverons à
destination.
Personne ne projette de s’arrêter ici. Posé sur une frontière
départementale, le relais accueille les conducteurs par temps de brouillard
ou de pluie, de soleil aveuglant. Vous fatiguez, il faut faire halte.
On y sert du café américain, de la tarte aux myrtilles, de la misère humaine
grimée en dignité de pionniers. Il y a un poêle à bois, une TSF
d’avant-guerre, une Betty Boop en plâtre et des fleurs coupées dans un seau
à champagne.
Il y a l’ancêtre paralysé devant la télévision et le fantôme d’une artiste
disparue. Il s’appelle Jena, et chante parfois encore pour les visiteurs.
Les petites annonces débordent, recouvrent la planche couche après couche de
centaines de flyers, affiches photocopiées, pages scotchées, punaisées,
surlignées, effrangées en coupons détachables, annotées dans les marges
(je cherche une belle fille – c’est mon pote ! – presque neuf…)
Invite pour l’étudiant à se loger, s’équiper, se soigner, sortir,
socialiser.
Seulement voilà : c’est les vacances et l’étudiant s’est enfui. Il fume sur
la pelouse ou vide sa chambre de Cité U, retourne vivre chez ses
parents.
Le panneau restera tel quel tout l’été, derrière la grille verrouillée de la
cafétéria. En septembre, les messages, périmés depuis longtemps, seront
détruits.