JE SUIS ICI — Léo Henry

39 – 28.06.04

« Sindicato do Chopp » (Ipanema, Rio)

Le Syndicat de la chope tient à son standing : il est rigoureusement interdit d’y pratiquer des jeux d’argent ou d’y gratouiller une guitare sans autorisation…
La tireuse verse des flots de Brahma glacée, de la viande grillée s’entasse sur les assiettes, ça tourbillonne entre les tables et les mains agiles de serveurs en tabliers verts. Il y a des ventilateurs hystériques au plafond, des vins argentins en reflets infinis, une telenovela muette qui grimace dans sa boîte, des cliquetis de couverts.
De l’autre côté de la rue, un portier de banque lorgne et baille en attendant la pause déjeuner.

38 – 29.06.04

« Café e Bar Copanema » (Cobacabana, Rio)

Ce coin de trottoir marque la frontière entre deux quartiers animés, deux plages mythiques : Copacabana et Ipanema.
Sur la terrasse coca cola, un client unique, polo rayé, grosses lunettes et petites moustaches, se ressert de la bière, la bouteille glissée dans un étui isotherme. Le patron recharge les présentoirs de salgados, petites fritures salées inventées pour éponger les trop pleins de caipirinha. Des brésiliennes coquettes, portant le pull par élégance hivernale, remontent des plages avec des sacs de boutiques chics.
La nuit est tombée très vite. Le tout Rio huppé se presse dans la rue pour commencer la soirée.

37 – 30.06.04

« Real do Saara » (Centro, Rio)

Les ventilos d’acier grondent comme des réacteurs, couvrant par moment les décibels du stand voisin – un discount de cédés piratés à un réal cinquante, pochette mal photocopiée comprise. Au comptoir, les serveuses taillent le bout de gras, moulinent des bras pour couvrir le tumulte. Fracas de plateaux métalliques, choc d’assiettes empilées, grincement des roues d’un diable chargé de huit cents canettes de soda à l’orange.
Imperturbable, le caissier recompte ses centavos. Les citrons verts et jaunes lui font une exubérante auréole tropicale. Telle la vigie d’un navire au long cours, il somnole, placide et blasé au cœur de la tempête.

36 – 01.07.04

« Garota de Ipanema » (Ipanema, Rio)

Dans ce vieux bistro de style colonial, Antonio Carlos Jobim aurait composé la bossa qui vante les charmes des filles du coin.
Des croisillons de bois et du carrelage bleu séparent la terrasse en patio de la rue Prudente de Moraes, sur laquelle d’énormes bus font la course avec taxis et camions de livraison. Dans des cadres aux murs, le beau Tom sourit à côté de t-shirts imprimés de sa partition.
La girl from Ipanema est toujours en vie. Elle a ouvert une boutique à deux pas où, vieille dame coquette, elle vend des bikinis bariolés aux gringas de passage.

35 – 02.07.04

« Dona Azuleica » (Ilha Grande)

Courbe rose d’une plage de sable vierge. Grands aplats de cieux sans nuages. Sfumatos de bleus (la baie), de verts (la forêt).
Ronflements du ressac. Coups de marteau d’un pêcheur retapant une coque. Babil de la propriétaire surveillant les travaux.
Bois, bambou, béton et tôle. De grands trous dans la charpente laissent voir palmes tranchantes, troncs tachetés, feuilles spatules et petits papillons.
Des gamins kayakent près de barques encalminées. Un chien minuscule taquine les urubus, charognards au pas lourd, ça éclabousse, ça jappe et se dandine.
Rien à faire d’autre ici qu’attendre la nuit qui monte du cœur de l’océan.

34 – 03.07.04

« Barzinho do Pedro » (Ilha Grande)

Imagine un bistro traditionnel français.
Remplace les plafonds jaunis par une bâche tendue sur un entrelacs de bambous, le lino sale par du sable doux. Troque les bancs et les chaises contre des traverses de bois en équilibre sur des rochers, les tables contre des tréteaux bancals peints en bleu vif.
Le patron aigri et ses serveuses agressives, tu les échanges contre un unique petit vieux, édenté et bronzé comme un gâteau trop cuit.
Fais disparaître les derniers éléments superflus : musique, décoration, éclairage, menus, enseigne. Abats tous les murs.
Maintenant regarde autour de toi.
C’est fait.
Tu y es.

33 – 04.07.04

« No bar da Neneca » (Ilha Grande)

Parmi les gens de passage qui se sont assis sur cette terrasse sous le tropique du Capricorne, on compte :
- sept touristes allemandes, dont une brûlée au troisième degré par les coups de soleil
- un missionnaire chilien qui rêva de quitter les ordres pour devenir marin (il ne le fit jamais)
- un raver écossais sous acide qui hallucina des crabes géants dans l’écume du ressac
- un rasta du Cap Vert venu bricoler des colliers en bois flotté
- un couple fraîchement remarié en seconde lune de miel
- Ernest Hemingway, de retour d’une chasse au requin

32 – 05.07.04

« Pigalle » (Copacana, Rio)

Contrairement à la plupart des habitants de la terre, les Brésiliens aiment le bon café. Au point que pour eux le petit déjeune s’appelle café da manha.
La graine tropicale a fait deux fois le tour du monde. Du Sahara à la Scandinavie, elle évoque la quiétude et la chaleur du foyer. Ici on est presque à la source, à quelques kilomètres de là où l’ont planté les hommes blancs et exploité les hommes noirs pendant des siècles.
Le cafézinho peut se boire sucré ou agrémenté de Zéro Cal, jus transparent d’édulcorants réservé aux plus sveltes ou paranoïaques des cariocas.

31 – 06.07.04

« Confeitaria Colombo » (Centro, Rio)

Depuis 1894, au cœur de Rio. Marbre rose veiné de cuivre, immenses vitrines rococo, cristal, porcelaine, liqueurs et vins fins, miroirs grands comme des affiches de cinéma, cadres de bois précieux, dorures baroques, verrière ovale et Art Nouveau où des angelots replets batifolent parmi les fleurs pastelles, marine arrondie de trois mats croisant dans la baie de Guanabara, mosaïques géométriques, plaques de laiton aux armes de clients fameux, piano à queue sous sa housse noire, touristes nationaux venus se prendre en photo, vieilles dames tirées à quatre épingles, nostalgie d’un empire rêvé du temps où la ville était encore adolescente.


30 – 07.07.04

« No Bar da Celeste » (Gavea, Rio)

La rue monte raide jusque dans la favela, zigzague, débordante de lumière, de plantes charnues, de gamins qui sortent de l’Institut Notre Dame de Lourdes. Des triangles de plastique colorés pendus aux câbles électriques font une pergola de fanion. Homer Simpson, la gueule bouffée de lichen, orne en graffiti un muret de béton.
Dans le bistro, des travailleurs torse nus mangent sur des tables en plastique, la télé tonitrue, une patronne très noire aux bras épais ressert des platées de spaghetti orangeâtres.
Craquement de pétards dans les hauteurs : livraison de cocaïne, descente de police ou naissance d’un nouvel habitant.

29 – 08.07.04

« Café Ubaldo » (Ipanema, Rio)

Dans les librairies d’Ipanema, on peut acheter des bouquins (bien sûr), mais aussi des CD, des DVD, des magazines féminins, des cigarettes. On peut y consulter des CD-ROM, faire un tour sur Internet, regarder Le Mot le plus long à la télé tout en dégustant un petit noir (un whisky double, une tarte aux noix, un beignet de crevettes).
Un présentoir de beaux livres sépare le café du reste de la boutique. Cinquante ans de photos de Playboy, le 11 septembre vu par Chris Day, une poitrine Pop Art aux tétons fluos et les envols soyeux, multicolores, des perroquets d’Amazonie.

28 – 09.07.04

« Chopp 2002 » (Shopping de Madureira, Rio)

Si tu vas à Rio, n’oublie pas de monter là-haut…
Dario Moreno s’est bien moqué de nous. Vu du quatrième étage de son titanesque centre commercial, Madureira est plus proche de la fourmilière éventrée que du petit village caché sous les fleurs sauvages. Artères embouteillées, labyrinthe de façades lépreuses, boutiques de fringues récemment tombées des camions, fils électriques en pelotes, scènes quotidiennes d’un quartier dense et pauvre.
Sous la verrière du toit, les lécheurs de vitrines vident des Guarana, exhibent leurs achats, se donnent des rendez-vous amoureux.
Des nuages sombres dérivent entre les collines. Une nuit pluvieuse tombe sur Rio.

27 – 10.07.04

« Cia da Fruta » (Ipanema, Rio)

Pour une paire de réals, vous pouvez boire en toute saison des demi-litres de jus de fruits fraîchement pressés (ananas, aceirola, banane, papaye, tomate, raisin, cajou, fraise, framboise, figue, coco nature, coco ananas, coco chlorophylle, pomme cannelle, goyave, betterave, jackfruit, prune, kiwi, camu camu, orange, pomme, mangue, fruit de la passion, melon, poire, pèche, mandarine, kaki, pastèque, tuti fruti, superfortch, umbu, jabaticaba, pitanga, beinjela, avocat et cætera) agrémentés de sucre, sucrette, sel, glace, lait en poudre, farine de tapioca, granola, superbomba ou noix de cajou concassée. Les plus aventureux oseront les cocktails hyperprotéinés, aux noms volcaniques et aux coloris inquiétants.

26 – 11.07.04

« Harrods Knightsbridge » (Aéroport de Lisbonne)

Il est 3h46 à New York, 4h46 à Caracas, 8h46 à Londres, 9h47 à Paris, Amsterdam, Berlin et Copenhague.
Vous êtes dans un café britannique, dans la zone de transfert de l’aéroport de Lisbonne.
Vous pouvez acheter (en euro) des nounours fabriqués en Chine, étiquetés à Liverpool, vendus ici et emportés vers Bilbao, Natal, Faro, Malaga. Vous pouvez commander (en anglais, allemand, portugais, lingua real) des ballons de l’Euro 2004. Vous pouvez feuilleter Newsweek, Globo ou le Taipei Times en fumant des cigares cubains de duty free.
Vous ne reverrez pas la lumière du jour avant la fin de l’escale.

25 – 12.07.04

« Les Brasseurs »

Réussissez vous aussi votre ambiance tamisée !
Préférez le verre teinté ou opaque pour vos vitres. N’utilisez que des ampoules de quinze watts oranges, avec en appoint des guirlandes clignotantes de leds minuscules. Choisissez les coloris de votre mobilier avec soin, noir si possible, brun sombre ou bordeaux tourné dans les autres cas. Evitez à tout prix de brancher la radio sur RFM. Ouvrez votre bar le lundi après-midi, entre trois et quatre heures. Servez des sirops à l’eau à prix prohibitif, proposez un choix de parfums extrêmement restreint. Quand un client entre, partez vous cacher dans l’arrière-boutique quelques minutes.

24 – 13.07.04

« Perestroïka »

amusante cette reprise du thème de James Bond, reggae, non ska, impro de trompette maintenant, vieux groupe de Jamaïcains, plutôt jazzy, colle pas trop avec le lieu, les affichettes en espagnol, bienvenido en el club, c’est correct en el club ? pas très cohérent en tout cas, placards soviétiques au plafond, invariable esthétique Guerre Froide, bichromie et designs orthogonaux, ils ont quand même pas fait que ça pendant soixante ans, si ? les inévitables bières russes brassées ici, Kriska, moins pire que leur précédente tentative, quel nom déjà ? Glasnost ? plutôt mort le matin, régler rapidement, aller voir ailleurs

23 – 14.07.04

« L'Excalibur »

La taverne résonne encore des cris de guerre des pillards aux barbes de feu, grondements sombres de leurs tambours, déchirures de leurs instruments barbares. Une serveuse, visage blanc de neige, cheveux blonds comme nos vallées à l’heure de la moisson, converse avec deux paysans, le corps alourdis par le fardeau des jours, buvant de compagnie cette épaisse cervoise que l’on sert dans les crânes des combattants défaits.
Suspendue au maître mur par d’épais lacets de cuir, la froide lame des légendes attend la venue de l’élu, celui qui saura la tirer à nouveau contre la horde sanguinaire de nos ennemis.

22 – 15.07.04

« Aux armes de Strasbourg »

Il porte une chevalière en argent à l’annulaire gauche, une chaînette en or sur la nuque relie les branches de ses lunettes.
Son costume bleu roi lui donne un air aristocratique. La médaille à ruban tricolore pèse sur un revers de veste semé de badges, souligne une poitrine creusée. Il rumine depuis plusieurs minutes, du plat de ses gencives, la même bouchée de bretzel.
Des yeux vif rappellent l’homme de pouvoir et de séduction qu’il a été. Ils pétillent de cette roublardise du survivant, secret partagé par ceux qui, ne vivant plus dans ce monde, peuvent en mesurer l’ironique futilité.

21 – 16.07.04

« El Machete »

Jus de goyave.
Voix de gorge, sanglots longs d’un bandonéon.
Table joliment peinte : régimes de bananes et fruits tropicaux sur le toit d’un bus à la perspective impossible, le chauffeur montre ses chicots, confiant en Jésus sur son pare-choc.
Pas une chaise qui ressemble à sa voisine, la décoration façon vide-grenier latino, coupe-chou, hamac, sac tricoté et Pachamama en chiffon.
Le bus voudrait pouvoir sortir du dessin et sentir à nouveau sous ses roues l’asphalte tiède de la Panamerican.
Le chanteur a le mal du pays.
Dans le verre vide, le glaçon barbote dans un souvenir de boisson rose.

20 – 17.07.04

« Café de Paris »

C’est gagné ! Thomas Voeckler portera le maillot jaune jusqu’au pied de l’Alpe d’Huez.
Les clients d’ici le savaient bien, ce qui ne les a pas empêché d’encourager, de râler, de placer des paris et de postillonner jusqu’au sprint final. L’est bien de chez nous ! Y s’est bagarré jusqu’au bout, sacré bonhomme ! Regarde donc, Armstrong, c’est ça les Alsaciens !
Aux harangues des habitués succèdent les métaphores imbéciles de journalistes en direct, payés à l’enthousiasme et lyriques comme des apprentis Raffarin.
Dos à la télé une dame rêvasse, malgré l’effervescence sportive et la chaleur étouffante qui assèche l’esprit.

illustrations de Stéphane Perger