Un ouvrier termine d'installer une cage treillissée remplie d'une centaine
de rats en plâtre. Trois clients commentent, Freddy (le patron) sourit comme
un gosse, personne n'écoute plus les Grosses Têtes - bande originale du lieu
depuis 1982. De l'art contemporain dans le bar le plus populo du centre
ville : ça fait un an que ça dure. Au début, ça surprenait les poivrots.
Maintenant ça les marre plutôt. L'important c'est que la pression ait à
peine augmenté depuis le passage à l'euro.
Cendars Pastis 51 noircis, nappes géométriques brûlées au mégot, bretzels
desséchés. L'horloge promotionnelle Old Lager vieillit en sépia.
Le ciel grisaille. Les parasols Kronenbourg de la terrasse vont se faire
parapluies.
Deux semi-jeunes jouent aux cartes et rigolent : chaussures de sport neuves,
survêtements griffés, ils échangent de temps à autre un commentaire en turc.
Près de la grille d’entrée, un ami du patron fume un stick, un rouquin en
chaussettes Garfield agite son poignet bandé, peut-être parlent-ils
entorse.
C’est une ex-Wienstub tenue par des gens du coin, au début du Neuhof, entre
l’hôpital militaire et la caserne façon HLM des Eurocorps.
Derrière, il y a un champ défoncé ; celui de l’aérodrome où Saint-Ex apprit
à voler.
Le barman prend son petit dej’ sur le zinc, surveille en coin les premiers
clients : deux fêtards attardés complètement cuits. Sur la place, dans la
vitrine, des gamins font le pied de grue devant des bassines de muguet.
- Putain, faut qu’j’arrête de boire, putain.
- Putain, faut qu’t’arrêtes de boire.
Du swing louisianais éclate pour détourner l’attention. Ca beugle un scat de
gueule de bois, ça sautille en rythme. One more time roucoule le vieux noir.
C’est reparti, putain.
La musique devient gentiment plaintive, blues humide de premier mai. Clients
et serveur sortent ensemble pour installer la terrasse.
Critiques ciné en couple. Festival de Cognac – quel suspense ! – histoire
vraie : je t’aime, je te tue – elle avait plus vingt ans – obligée d’offrir
des cadeaux – Line Renaud les quatre fers en l’air – hyper-sexy malgré son
âge – enfin, sexy…
Elle : veste en cuir bien coupée, cheveux teintés “ incendie de pinède ”,
lunettes noires malgré les nuages. Lui : Cohn Bendit version social-traître,
jeans impecs, mocassins cirés, montre de femme. Un dimanche à boire et
s’ennuyer.
La météo s’en mêle. Je vois pas les gouttes – il pleut ? – paraît que ça
tombait déjà à midi.
Quel suspense !
- Prendre une ferme traditionnelle alsacienne, avec cour bétonnée, grange
pointue, bâtiments latéraux à colombages et muret à revêtement de
tuiles.
- Vider l’étable, disperser les vaches, nettoyer à grande eau. Réserver.
- Installer une salle de bar, type MJC de village rupin. Préférer le modèle
avec flipper, baby-foot, carrelage beige imitation marbre et faux
plafonds.
- Poser une enseigne lumineuse en façade, des menus maquettés sous Word sur
les tables.
- Assaisonner à votre goût : Europe 2, bonsaï en plastique, œil de verre
vénitien, miroir Doreleï, poker électronique et/ou rideaux bordeaux
fleurdelisés.
- S’apprécie avec ou sans client.
Sortie. Meteor. Schweppes. Réa. Perrier. Lisbeth. Orangina. Réa. Réa.
Carola. Carola.
Protection des mineurs et répression de l’ivresse publique.
Prendre son temps… Quarantième anniversaire. Cafés Reck. Reneka plus. Ayez
le zeste Blanche ! Brassée en Alsace par Meteor. Celtic.
Niederbronn-les-Bains. Toilettes.
Tarte aux pommes 2,50€. Tarte à la rhubarbe 3€. Tiramisu 2,50€. Fraise melba
3,50€. Charlotte 3€. Tarte à l’oignon 5,50€. Quiche lorraine 5,50€. Knack
3€. Tarte alsacienne 7,50€.
Extincteur. Alsace sécurité. Andrieu. Marlboro. Filter cigarettes. Fumer
tue.
Clan Campbell. Clan Campbell. Perrier. Perrier. Perrier. Celtic. Celtic.
Celtic. Celtic. Bière d’Alsace. Tarif des consommations. Chèque déjeuner.
Chèque restaurant. 0,00. Sortie.
L’idéal, ce serait une peinture flamande, un intérieur jour enfumé et
opaque.
Les fenêtres sont floues, verre médiéval dépoli et strié. Le brun domine :
bois patiné du mobilier, parquets usés virant à l’acajou, poutres
décoratives semblant des greffes de mâtures roussies. Les bières blondes
sont ternies en écho aux murs, peints de jaune au-dessus des lambris,
éclairés d’en bas par des loupiotes vitrées de pourpre. Trois touches de
couleurs éclatantes : ceinture rouge vif de la serveuse, pull rose d’une
cliente, pince à cheveux violette d’une autre.
Ce gaillard blond au teint nordique pourrait faire figure de laboureur
éreinté.
« Les Américains, c’est des Allemands qui parlent anglais. »
Bienvenue dans ce bar miteux, semblable à mille autres rades de
l’Arkansas-sur-le-Rhin. Alcooliques moustachus et pittoresques, vieillard au
pif grêlé, barmaid incorruptible au visage fané et grand con cabossé de
partout gueulant que c’était une bagarre alors que ce n’était qu’une
glissade boueuse de soir de paye. Il y a le juke box en coma prolongé, le
ventilo de plafond pour les touffeurs d’août et la boule de billard paumée
dans sa prairie de feutrine.
Les Eagles exaltent la Californie, l’Ouest sauvage, le Pacifique gris
intempérie de la dernière frontière.
Photo de famille : le morveux sous l’ombrelle est tombé dans les Ardennes.
Une boîte de bouillon gras, vide depuis 1953. Louches, râpes, chinois : la
batterie d’une Russe venue ici avec son Malgré Nous. Un Scrabble de
résidence secondaire vosgienne à l’abandon. Un Woody Allen grandeur nature
qui zieute la lampe tempête d’un batelier sur le canal Rhin-Rhône. La
commode à tiroirs seventies a contenu des factures, des fiches de paye et
des lettres rassurantes d’enfants éparpillés.
C’est un bistro monde, une caverne d’Ali Baba. C’est l’antre d’un fourgue en
objets bizarres, en histoires de gens d’avant ou d’ailleurs.
Les tables individuelles ont été alignées en une longue surface commune.
L’assemblée est digne d’un petit banquet joyeux et hétéroclite.
Un mini-bus de jeunes espagnoles (peut-être une chorale) s’attarde devant
des verres vides, des soucoupes pleines de menthe détrempée et triée avec
soin. Deux étudiants discutent marché de l’emploi, attendent un couscous
tardif. Un ancien baraqué papote en arabe avec des collègues assis au
coin.
Il fait tiède et confortable. Les mosaïques aux murs dessinent des
labyrinthes de fleurs rouges et de cieux limpides. Derrière un rempart de
pâtisseries grasses et sèches, les passant se pressent, tassés sous le
crachin.
Ce petit métis a des yeux incroyables. Bridés, grands ouverts, d’une couleur
et d’une profondeur fascinante – son visage en est tout illuminé. Il
promène, du haut de ses cinq ou six ans, une assurance de prince, la
conscience de son ascendant.
La patronne lui glisse des bonbons en douce et sa mère rosit de fierté. La
petite voix du gamin se mêle au babil de la pop orientale. Une vieille
chinoise se penche sur lui pour négocier un bisou.
Deux alsaciennes bien en chair, attendries et vaguement jalouses, observent
la scène en triturant des nems du bout de leurs baguettes.
Premier plan : clarinette, contrebasse et banjo de formation dixie. Ils
jouent une ritournelle européenne déclinée jazz, la mélodie tourne et se
répète, la rythmique gonfle. Ca rappelle les baloches de film de guerre, un
de ceux avec happy end ensoleillé.
Arrière-plan : le serveur fait la caisse. Les pièces tintent, le tiroir
claque, l’imprimante gratouille. Grincement de la porte des toilettes, la
relève arrive. Heure du briefing pour le remplaçant, sur les livraisons du
matin et les changements dans le planning.
Tout au fond, en cuisines : un robinet tempête, une grosse porte de frigo
chuinte en se fermant.
Marqueterie. Un village de plaine résumé en une église, un donjon et deux
maisons à colombages. Autour, une cigogne aux ailes trop longues, une crête
vosgienne et un château en ruines. (Alsace : 1)
Horloge en papier mâché. L’île de beauté en vomi multicolore. Les petits
chiffres en laiton sont collés de guingois. (Corse : 1)
Marqueterie. La Cathédrale vue de face, déformée en navette spatiale. Les
bâtiments de la place sont reproduits de mémoire et tout de travers.
(Alsace : 2)
Carte géographique. Soigneusement encadrée, elle est frappée d’une tête
noire à bandeau blanc. (Corse : 2)
Match nul.
11h10. Porte de l’hôpital, temps couvert. Noter les allées et venues.
Veuf revenant des courses. Ressemble fort à Jean-Luc Godard.
Quarantenaire négligé, lent, peau verte. Patient en cavale ?
Allemand, moustaches en guidon de vélo, essoufflé dans son portable.
Deux générations de chauffeurs de taxi, statiques près de leurs
véhicules.
Long Arabe. Casquette de titi parisien, verres fumés oranges.
Jeune femme bariolée, perchée haut sur sa bicyclette. Infirmière
défroquée ?
Fillette à palmier. Grand père en bleu de travail.
Facteur trapu, gominé.
Méditerranéenne à châle orange. S’arrête pour consulter un plan.
Taximen en approche. Etudient le menu. Contact à 11h17.
Sur le miroir on lit : «Faites que le rêve dévore votre vie…»
En fait de rêve, on sert ici un énième avatar du lucre fantasmé. Musique
lounge, lampes design, parquets stratifiés. La duplication des tasses à café
écarlates, l’alignement des théières, font penser à une photo sexy de
catalogue d’ameublement. L’architecte d’intérieur s’est défoncé pour
intégrer le client à cet environnement propre et clair et Cosy et Moderne.
Les serveuses se la jouent top-models, les clients jet-settent en fumant des
100’s. Presque invisible, un grand Noir plié en deux récure les marches de
l’escalier descendant aux toilettes.
Des arbustes exotiques en pots et en plastique. Une pseudo-amphore en plâtre
et son énorme bouquet de fleurs chiffonnées. Trois vrais roses qui fanent
dans un broc à moitié vide. Un porte cure-dent de porcelaine, en forme de
canard faisant le poirier.
Claude François jubile. Dans sa maison, le printemps chante à tue-tête.
Des guirlandes de loupiotes donnent au zinc un air de Noël. Le vase feng
shui jaune et violet côtoie un cierge doré de gros calibre sur son bougeoir
en fer forgé. La palme revient finalement au paon clignotant et à sa roue
multicolore qui stroboscope façon pharmacie.
Les visiteurs ne sont pas encore levés. Artistes et exposants tournent entre
les piles de livres, papotent sans enthousiasme, vident des cafés servis
dans des gobelets plastiques.
Verres semi-fumés, queue de cheval, cigarette cramée jusqu’à la pulpe des
doigts, regard vide de matin difficile. Un plus frais grisonnant, très
soigné, fines lunettes, gilet de velours et pull azur plié autour du cou. Le
clan des barbus, plus ou moins poivre et sel et hirsutes. Un chevelu sévère,
sourcils froncés et visage dur de génie tourmenté.
Le matin à l’ouverture, un écrivain de SF ressemble avant tout à un homme
fatigué.
La télévision turque est fascinante. La sitcom, diffusée dans l’angle,
mélange comédie familiale (le veuf et l’orphelin), thriller politique (un
officier casquetté Armée Rouge), western spaghetti (une mélodie de Morricone
repompée) et pamphlet social (décors réels et sinistres, à mi-chemin entre
Lorraine et New Jersey). Dès qu’arrivent les pubs, des jeunes se soûlent au
Türka Kola dans un concert de rock levantin, des pin-up le valent bien dans
leur sabir et un gros chauve à moustache entame un duo lancinant avec son
robot-aspirateur…
Les clients, eux, restent imperturbables. Ils claquent leurs dominos, sapés
et sérieux comme des malfaiteurs en association.
Embrouille au comptoir. Rage froide du serveur faussement zen. Violence
aigre de l’intrus, refusant de partir ou de consommer, balançant des
centimes derrière le zinc. L’ambiance est tendue de façon lointaine, sans
éclat de voix. Les autres clients ne semblent pas perturbés. L’un lit un
magazine de voyages, très concentré sur les doubles photos. D’autres parlent
de musique, une femme en chandail rose répète «Scie-presse Hills» avec
satisfaction.
Menaces à mi-voix – appeler les flics peut-être. Le gêneur opte pour la
retraite surprise, renverse son tabouret. Un brin de rangement et il n’y
paraît plus. Tout est déjà terminé.
L’Ill est un affluent pépère, sans houle ni marées – c’est à peine si l’on
devine l’eau quelque part sous les planches.
Un chevelu à rouflaquettes médite devant un grand café vide, bien calé dans
son fauteuil en synthétique fluo. Il est DJ, bassiste de funk ou plasticien
conceptuel.
Sur la berge, une lycéenne sèche au soleil, des vélos passent au ralenti
dans la lumière. Une mouette embauchée par l’Office du Tourisme ajoute son
cri d’authentique à la marine.
L’artiste du matin regarde s’avancer un promène-couillons vide – inspiration
pour un haï ku. Au passage du bateau-mouche, la péniche penche un peu.