JE SUIS ICI — Léo Henry

Premier tour

du 15 au 19 avril 2017

Jour 3
Lundi

Le Thillay, tôt matin. Un village, vraiment, comme le vieux pays de Goussainville : quelque chose de coquet, d'enraciné, de provincial. Une grande ZI à la sortie, avec une usine géante de quelque chose de chimique mais propre. En vis-à-vis, une maison seulette gardant un très grand potager, des prés, des champs, et une vieille sur le pas de porte, qui nous regarde passer, arrosoir à la main. Par de petites routes de campagne, on rejoint le bled de Roissy. Roissy-en-France, ça s'appelle. Double rupin, envers de Goussainville-fantôme. La même, enrichie par l'aéroport au lieu de ruinée. Panneaux d'interprétation du patrimoine. « Un café ouvert ? - Pas ici. Allez voir du côté des hôtels. » Et la pluie, par-dessus.

Dès la sortie du village, d'incroyables bretelles d'autoroute. Charles-de-Gaulle nous mitraille d'avions, plein axe, un toutes les deux ou trois minutes. On suit un groupe de filles qui, dans ce piège à piétons, semblent savoir où elles vont. Un long zébra, un parking. Aéroville, un mall géant en bord de piste. On s'y pose. Dans l'ersatz de Starbucks, quatre chinois d'ici, deux vieux hommes, deux jeunes femmes, boivent des litres de thé qu'ils ne cessent de remettre dans le pot, de reverser, de réinfuser. Ils causent vivement dans leur langue. À un moment, un des vieux se lève pour imiter un avion en vol. Un quadra geek, derrière, saoule l'employée du manège avec des détails sur le modèle d'avion dans lequel son gamin est installé.

On traverse ensuite l'hallucinante zone d'activité Paris Nord 2, un espace à la Stalker croisé à un genre de campus états-unien. Un tumulus pyramidal très haut, sans fonction apparente, surmonté de huit peupliers. Un parc, moitié jungle, moitié décharge sauvage. Partout des lapins, qui se barrent à notre approche. Sur le plan interactif à l'attention des visiteurs, la frontière entre Seine-Saint-Denis et Val-d'Oise fait une couture en zigzag à travers toute la ZA. Lundi de Pâques. Des allées monumentales. Une voie rapide, à nouveau.

On longe le bois d'Aulnay-sous, un peu longuement. Sur un bas côté, de l'autre côté de la quatre voies, un clochard a planté sa tente et fait griller des saucisses sur un réchaud, protégé par l'auvent. Derrière lui commence une immense zone industrielle. C'est l'ex site PSA d'Aulnay, 160 hectares, fermé en 2014, tout ça on ne le saura que plus tard. Google nous dit d'entrer en ville un peu plus loin. En bout de rue, un graffiti nous avertit : « la frappe à 300 mètres, change de trottoir » et c'est comme ça qu'on déboule à la Rose des Vents, qui me fait forte impression.

Des tours HLM aux étages condamnés puis réinvestit. Des marchands de rue qui vendent des clopes à l'unité. Un immense bâtiment squatté, sur lequel la mairie a fait apposer une affiche gigantesque de la tête du footballeur Moussa Sissoko. Ça suinte l'abandon administratif, le désintérêt politique, et c'est terrible parce que c'est précisément un projet social, un engagement collectif qui est ici trahi. La frappe. Plus dur que les bidonvilles des Gitans de Sarcelles, parce qu'ici c'est la marginalité consentie, organisée par les pouvoirs publics. La violence des banlieues. (Quelques jours plus tard, Sofiane viendra tourner à cet endroit le clip du morceau Pégase, et j'hallucinerai de voir, dans ces mêmes décors, des centaines, des milliers de gens, et l'artiste finir en garde à vue pour obstruction à la circulation, puis au Dépôt. La Rose des Vents, les 3000, c'est là que Théo a été violé par un flic début février. « T'es choqué ? C'est la routine. »)

À peine plus loin, c'est à nouveau les pavillons, on s'arrête à la frontière, dans un faux Pizza Hut, puis zigzague dans la banlieue à petites maisons, stades de foot, artisans de second œuvre. On passe sous la gare et marche longuement dans le Aulnay classe moyenne, première moitié de siècle, avec de petits immeubles et des rues calmes, jusqu'à ce que la ville se change en Bondy, qui est une commune longue, que nous traversons en ligne droite. Plus on approche à nouveau de Paris, plus ça se densifie, se complexifie : les strates de bâtis, les histoires sur les histoires, et puis des gens partout. Les PMU, ce jour, ne désemplissent pas, on renonce à se frayer un chemin jusqu'à un zinc. Dans un café turc, des vieux messieurs jouent aux cartes. Le son coupé, Macron candidat déblatère sur la télé d'angle. Aloyse, qui évite les infos, s'émerveille de son petit gel dans les cheveux. Devant les écoles, partout, des panneaux électoraux, des affiches gribouillées. Fillon, où que l'on soit, a un très fort taux de rature. Un vol pour la France. Une volonté pour le Fric.

Bondy saute le canal de l'Ourcq, et puis se tisse dessous dessus les voies rapides, les voies ferrées, c'est une intrication splendide, dans les vides de laquelle s'insèrent des baraques en planche, des jardins, des rues tranquilles parce qu'enclavées, parce qu'oubliées, et juste de l'autre côté de ce noeud-frontière il y a Noisy-le-Sec, avec des maisons d'archi, des couples à poussettes de compète, des composteurs de rue et des projets de voisinage solidaire. Comme si la courte interzone suffisait à séparer les classes, comme si le tracé d'une route, plus sûrement que mille mètres de distance, pouvait briser les circulations. Et puis, comme à Saint-Ouen, comme à Saint-Denis, l'impression d'être dans un débordement urbain de Paris : la même chose au-delà du Périph, la même chose en chantier, en devenir.

À Romainville, tout semble en travaux. Beaucoup de bâtiments vides ou à l'abandon, plus encore de grues, de trucs neufs à façades texturées, de logements sociaux mixtes. On se pose longuement dans une laverie pour faire le linge, stupéfaits de fatigue j'essaie de lire un peu de Susto sur tapuscrit imprimé. Je fais quelques grimaces à la petite fille qui s'ennuie avec nous. Plus loin, un kebab que je regrette de n'avoir pas pris en photo, propose les enseignes les plus folles jamais vues en ce monde : sur fond d'espace galactique, des grecs, des hummers, des double cordons bleus détourés à l'arrache et pixelisés à mort flottent sans pesanteur, sous un intitulé en typo comme tracé en gouttes de mercure. C'est sublime d'audace, pas très appétissant.

Quelques mètres plus loin on est à Bagnolet, chez Caro et Pascal et les petits jumeaux, et c'est chouette de les voir et de causer de ce voyage en cours, de Goussainville où Caro enseigne, d'Aulnay où elle a été en résidence, et de ce qu'il y a dans les bâtiments en déshérence de la Rose des Vents, salon de coiffure, école de danse, la vie, bien sûr, qui se fout de nos préjugés, de nos intuitions ; il faudra, c'est certain, y retourner.