Premier tour

du 15 au 19 avril 2017

 

Jour 4
Mardi

 

Les cerisiers du japon sont en fleur, les glycines mauves débordent par-dessus les murs, la banlieue est pleine de clos et de jardins, et les voies ont toutes les mêmes noms de mystérieux grands hommes du vingtième siècle : Henri Barbusse, Jules Guedes, Guy Môquet, Sadi Carnot.

Sur les conseils de Caro, après l'avoir laissée devant l'école avec les jumeaux et la nounou, on monte à la Noue, une cité sur dalle bizarrement perchée au sommet d'une éminence. C'est les Olympiades en banlieusard, en usé. Des travaux de rénovation sont en cours, des escaliers, des portes sont condamnés. On redescend par un grand et beau parc, et puis le haut de Montreuil, où on boit un premier café dans un beau rade désert. La patronne, encore, nous met en garde contre les mauvaises rencontres. Aloyse me montre sa banlieue branchée, les ginguettes où il danse à la Croix de Chavaux, puis c'est déjà Vincennes, avec sa forteresse. On va pour traverser, le mire-sac nous interpelle « Vous allez où comme ça ? - De l'autre côté ? - Ah non. Ça c'était avant. » Entendre : avant l'état d'urgence permanent.

On contourne, donc, puis plonge dans les bois, première expérience pour moi de ces parcs parisiens arborés, insensés, plus densément peuplés et fréquentés que de nombreuses friches urbaines reconquises d'herbes folles, ronds-points, talus, dessous d'autoroutes. Une forêt creuse, translucide où, ce matin, des camionnettes déversent des meutes de chiens de toutes races tractant deux ou trois promeneurs professionnels. De l'autre côté des arbres, la banlieue chique à immeubles 1900, propre et ennuyeuse, puis une rue frontière entre Saint-Maurice et Charenton-le-Pont nous amène à la Marne, à la confluence et aux portes de Paris.

Il crachine quand on entre à Alfortville, qui me plaît tout de suite avec ses airs de port fluvial, ses rues aux commerces denses, son trafic, ses coiffeurs pour homme et ses snacks mystérieux. On traverse longuement la ville et s'arrête dans un PMU quand l'averse frappe, propre et vaste, carrelé, éclairé aux néons, sis dans un local de centre commercial années 80. On longe un bout de la Seine, jusqu'à un pont suspendu aux piles monumentales, un machin pour voitures qui nous mène à Vitry-sur-Seine, zone de grosses industries, de complexes, de quais de chargement. Dans la cour des usines Lafarge pousse un pin parasol entièrement en béton, feuillages compris, cachant entre ses branches des panneaux d'antennes-relais. Plus loin, une petite maison enkystée entre les grilles des entrepôts fait restau plat du jour. La salle commune est pleine de gens à la pause repas, et c'est marrant d'être là en vacances, d'être là en voyage, tellement ça transpire le boulot, la méridienne et le VRP de passage.

Il fait grand beau quand on ressort, et on randonne longuement le long d'avenues où le piéton est incongru, à regarder les plantes sauvages qui défoncent les bétons, les wagons désossés dans la cour du technicentre SNCF, les changements du ciel. Notre route est presque tout à fait rectiligne des kilomètres durant, dans des milieux taillés pour les autos. Villejuif est interminable. Aloyse prend en photo une façade de maison recouverte du graffiti géant d'un bonhomme en saucisses. On s'arrête, assommés par la fatigue et la monotonie de la route, devant un plan des réseaux de métro Grand Paris en construction. Les démolitions que ça implique sont bizarrement nommées déconstructions et l'ampleur du chantier, son coût en énergie, en blé, paraît incroyable, tout comme la géographie qu'il compte à terme dessiner, et je m'émerveille d'à présent reconnaître certains noms de cette Île-de-France jusque-là lointaine et imaginaire.

L’Haÿ-les-Roses, Cachan. Je suis de mauvaise humeur : les petites nuits, les journées de marche, et tout me semble laid, ici, jusqu'aux constructions pseudo-Bofill du centre, avec jets d'eau et résidences néoclassiques. Aloyse fait des SMS à un collègue du cru, qui lui répond, hilare – l'idée qu'on puisse poser des congés pour aller marcher en banlieue plutôt qu'à Malaga. Dans un petit parc, on se repose un instant, ressort par un sentier pirate tracé dans les fourrés. Google map est magique, qui nous confirme que ce parking en contrebas communique avec la rue que nous cherchons. Plus tard, Aloyse me secoue à nouveau de mon état de zombie et force le détour jusqu'à l'aqueduc de Sceau que nous voyons au loin. Je traîne d'abord la savate, puis aux pieds du machin je m’émerveille : c'est les arcs de Lapa, c'est Zaghouan et le pont du Gard. Comme j'aimerais marcher là-haut, et voir le Grand Paris sous moi, et entrer en ville avec l'eau, en ligne droite ! Il paraît que le grand réseau sud des carrières, lesdites catacombes, se poursuivent jusqu'ici, un dédale hors carte à ma disposition, tentant.

Plus loin, je ne sais pas quand, nous sommes à Bagneux, et puis à Châtillon, ça fait huit heures qu'on marche ou peut-être neuf. On achète des biscuits dans un supermarché, et puis de la gnôle, des citrons verts pour l'apéro du soir, et on s'installe dans un rade portugais de bord de route pour goûter. La serveuse vient du pays, c'est la taulière qui traduit, et comme il n'y a pas de limonade on se cale au Sumol Ananas, cochonnerie pleine de sucres, d'arômes artificiels et de saudade agroalimentaire. Je peine jusqu'à Clamart, le dernier bout de route, on aura fait la plus longue traite du voyage, une étape très près de Paris, à un moment où la fatigue des jours d'avant s'accumule et pèse.

Chez Vincent, Gaby, Adrien et Romain, on mange une plâtrée de pâtes au pesto et boit le traditionnel saladier de Last Word (Chartreuse, marasquin, gin, citron vert, un quart de chaque). Je somnole, déjà enfilé dans mon sac de couchage, pendant que Vincent passe une sélection de rap français d'il y a quinze ans. Dans ma ville y a rien, pourtant elle est grande : quatre-vingt-dix sans contrebande, façon Luciano dans la légende.

« J'préfère m'enterre àl plutôt que traîner à Châtelet-les-Halles. »

 

• Jour 5