du 15 au 19 avril 2017
Carmen, depuis le canapé, me regarde me battre avec le matelas gonflable, sans mot dire, immobile. Quand le bouchon lâche, elle éclate de rire devant mon air dépité. Départ de Saint-Ouen, quartier neuf, archi 2010, des jardins ouvriers proprets. On retourne sur l'île Saint-Denis, pour le plaisir d'une robinsonnade hyper urbaine. Il fait très beau.
On longe une voie rapide, des usines, admire Saint-Denis, de l'autre côté de l'eau. On traverse sur un joli pont ancien, vers l'amont on voit encore, au loin, les tours de la Défense. C'est le marché près de la gare RER, on fait trois courses, il y a des fraises, déjà, des pastèques du Maroc ultra mûres. Des types en djellaba et des Pakis qui font des grillades dans les caddies, Saint Denis est vivant et ressemble au Paris des gens branchés. On traverse des cités très calmes, proprettes, avec des tables de ping-pong, des bancs publics, de la verdure. Aloyse cause des matchs d'échec qu'il dispute certaines dimanches, dans toutes sortes de banlieues et des salles communales au rez-de-chaussée d'immeubles tous semblables.
Le chemin que l'on suit se perd dans une mosaïque de communes, Saint-Denis, Villetaneuse, Montmagny. En quelques kilomètres, on passe d'avenues flambant neuves où roulent les trams du Grand Paris à une cité-jardin utopiste réhabilitée en clos très chic. Une nouvelle rue en forme de route où s'alignent maisons décrépies et commerces uniquement accessibles en bagnole. Dans un recoin, entre un mur d'usine et l'entrée d'une entreprise sans enseigne, on se trouve un carré d'herbes et pissenlits bordé de grosses caillasses anti-parking. Ils font office de chaises et tables à pique-nique. Aloyse se marre. C'est une vieille tradition, chez nous, ces choix de haltes sans attrait.
Je repère ensuite un itinéraire dans une ZA, par un dédale de petites rues biscornues, en composant avec des tracés de voies toutes neuves, encore en rodage. On se perd un peu. Je ramasse le programme de Hamon, que je déclame longuement en imitant assez mal la voix de Malraux vieux. Aloyse tente de m'en distraire en s'émerveillant sur le paysage : on double à présent des fermes, des maraîchages. Plus loin, un GR est fléché sur notre droite, et un chemin de terre battue. Nous nous y engageons de bon cœur.
Des cairns, des totems d'ordures bordent le chemin. Ferraille, pneus, plastiques au rebut. Plus loin, les premières maisons de bric et de broc. Et puis des ados, des jeunes hommes autour d'une voiture. « Vous faites quoi ici ? » Plusieurs petits villages, des caravanes encalminées, des baraques. Des trésors de chiffonniers, des montagnes de tôle. D'autres encore, au bout de chemins dans les herbes folles. On ressort des bois sur une quatre voies, en même temps qu'un père de famille en grosse caisse des 80's, marmaille à bord, Django à fond dans l'autoradio. De part et d'autre de l'autostrade, s'alignent des casses, avec de beaux vieux modèles plantés comme des enseignes au sommet des piles de carrosseries. On tire un azimut, coupe par un carré de terre et d'ordures retournées, suit un chemin dont Google ignore le tracé authentique avant de devoir faire demi-tour. Cette route n'existe plus, c'est devenu la maison de quelqu'un. Juste derrière commencent les tours brutalistes de Sarcelles.
Buffet chinois géant en entrée de ville. On négocie un café, qu'on boit à table, dans un coin. C'est plein de familles qui finissent de déjeuner, des Noirs surtout, des Arabes, le déjeuner pascal. L'avenue Auguste Perret est superbe et terrifiante, le centre socio-cul a été méthodiquement défoncé. On coupe par des cités monumentales et paisibles, je me persuade que tout est de la main de l'archi du même nom, je parle du Havre, du Vieux Port de Marseille, de ses projets de gratte-ciels 1920 tout autour de Paris. Première grosse tranche d'urbanisme planifié, de ville surgie de nulle part.
Un grand parc, plus loin, dans lequel tout le monde s'active autour d'un barbecue. Une batucada s'échauffe. Des stades de sport, où des groupes d'enfants s'essaient à de bizarres chorégraphies. D'immenses hypermarchés hard discount. Un Formule 1 tout à fait pouilleux. Une antenne de la DDR où on stocke d'anciens panneaux routiers en béton aggloméré. C'est un beau dimanche aprème, les gens sont dehors. On passe dans une campagne périurbaine ponctuée de pylônes électriques et de châteaux d'eau très Bernd et Hilla Becher. Garges, Sarcelles, Villiers-le-Bel : j'ai Ärsenik feat. Nèg' Marrons à la bouche depuis le matin. Noms mythologiques, cités, ça ne ressemble pas, dans ma tête, à ces tours plantées au milieu des champs, ces groupes d'ados en salwar kameez qui jouent au cricket sous les lignes à haute tension.
Notre itinéraire nous mène jusqu'à un nœud routier, le long d'une glissière, puis de l'autre côté on redescend, pour marcher entre des parcelles labourées, le long d'une digue de chemin de fer. On se retourne, de temps en temps, pour voir la cité qui s'éloigne. Il y a des oiseaux dans les sillons, des orties partout sur les bas côtés. Au loin, la tour Pleyel de Saint-Denis, avec l'enseigne la plus haute d'Île-de-France, fait office de point de repère pour mesurer notre avancée, comme les sommets dans les randos alpines. Le chemin plonge dans une combe, déchetterie sauvage et jungle, colimaçonne sous des ponts, se perd. Un Transilien passe, un TGV, beaucoup d'avions, et enfin Goussainville, la ville-étape de cette journée, dans laquelle on marche des heures encore avant de trouver un hôtel flambant neuf où se poser dix minutes.
Ensuite on ressort visiter le Vieux Pays, village autour duquel la commune est bâtie, et largement abandonné dans les années 70 à cause des risques d'accidents liés à l'aéroport de Roissy juste à côté. C'est beau et étrange dans le jour qui décline. Je visite quelques baraques. Dans le joli parc, le château tombe en miettes. On dirait une ruine médiévale. Un lavabo subsiste alors que tout l'étage a disparu. De gros porteurs passent dans le ciel en rugissant.
On dîne haïtien. Des types devant le snack se déchirent au Jack Daniels, les dames nous expliquent tout, c'est délicieux. On est obligé de raconter ce qu'on fait là, où on va. Comme partout au monde, l'autochtone nous met en garde sur les mauvaises rencontres qu'on risque de faire chez-le-voisin. On peut rentrer à notre hôtel en gravissant un raidillon derrière la gare de Goussainville et en poussant une grille jamais fermée. Des voitures de police passent, gyros allumés. La nuit est là.