JE SUIS ICI — Léo Henry

Premier tour

du 15 au 19 avril 2017

Jour 1
Samedi

Rendez-vous midi au pied de la Grande Arche. Des touristes se prennent en photo dans l'escalator du métro et créent un mini-embouteillage. Pas de mise en avant de La Panse à la librairie des Quatre Temps. On va voir Neo Clean. La Brasserie du faubourg est fermée, on se perd pour y aller. Tire un premier azimut au pif. Un grill mongol où on vend des sushis. Rue de la Garenne, un cocktail lounge hallal fermé, un terrain vague, les travaux du stade de Nanterre, la skyline de la Défense. On traverse un genre de voie rapide angéline, se résout à consulter la carte.

Métro Nanterre-Préfecture, une place paysagée. Aloyse : « Je sais où on est ! On est à Canberra. On est en Australie. » Courses d'alim, café en terrasse d'un self. Au parc Malraux, les pans de verre du mobilier urbain ont été méthodiquement éclatés, texture de verre sécurité étoilé. Pique-nique végétarien. Dans le lac, les gros canards chinois des Buttes Chaumont. On cause spécisme. Je me lance dans un monologue sur Boltanski.

À Nanterre, on prend un kawa au Balto, au bar, il y a des bibelots incroyables derrière le comptoir. On chercher l'avenue Lénine. Le smartphone d'Aloyse connaît tous les chemins, toutes les contre-allées. Je parle toujours, le monde autour de moi est brouillé. Dans un rade portugais, la machine à café est en panne. Voilà la Seine. Le pont de Chatou. À mi-viaduc, il se met à pleuvoir, trois gouttes, une averse, on passe au-dessus d'une île pour Impressionnistes, s'abrite dès que possible sous le porche d'une église blanche et bien entretenue. Pose les sacs déjà mouillés. Affiches pour la dîme. Paroissiens en chemisettes. La pluie cesse déjà.

On repart à travers des rues cossues. Suit une vieille dans un quartier privatisé. « Ça passe, par là ? – Mais oui, mais oui... ». Gated communities à l'ancienne, manoirs, roses trémières, je pisse contre un grand mur. On ressort pour retrouver la Seine. Dans une chute d'eau très récemment canalisée, on regarde danser huit ou neuf ballons coincés, de handball ou de water-polo. Le tourbillon les noie, ils ressurgissent plus loin, le courant les ramène. C'est sans fin. On reste là, à voir combien de ballon max restent sous l'eau en même temps (3). Plus loin, une marque indique le niveau le plus haut de la crue de 1910 : de l'autre côté du chemin de halage, la maison la plus proche est un petit château, perché six mètres au-dessus de la ligne de danger.

La berge se poursuit en chemin champêtre où trottent les joggeurs et les chiens à la promenade. L'île impressionniste se poursuit longuement en golf, le soleil revient. On traverse Carrières-sur-Seine sans en rien voir de plus. Vers Bezons, le joli parcours santé qui longeait clos fleuris, domaines avec vue et parcs publics promettant une chasse aux œufs demain (réservée aux enfants scolarisés dans la commune) devient un chemin de terre. Sur l'île, une forêt vierge remplace les greens. On imagine s'y rendre en barque, la nuit, pour de la contrebande ou cacher des cadavres. Sur un banc, on mange une orange.

Le chemin de halage se perd dans un chantier, sous un pont d'autoroute. Aloyse m'explique pourquoi il n'est pas rentable de manger de l'être humain (les dents sont particulièrement peu caloriques). On quitte le bord de l'eau pour une rue qui est une route, le long de laquelle s'alignent des commerces bas, comme dans une ville états-unienne. Les enseignes, les façades sont anciennes, 60, 70, 80, des typos désuètes, des carreaux de faïence, des vitrines sales. Aux arrêts de bus, sur les trottoirs étroits, les familles causent en portugais. On entre dans Argenteuil. La fatigue nous rattrape. Sur un coin de parvis, on mange des viennoiseries en regardant le trafic de rue, les types qui s'interpellent de voiture à trottoir, les enfants par grappes.

Plus tard, on retrouve le fleuve, en descendant raide sous de vieux viaducs de chemin de fer, des zones étouffées de végétation, des dessous de ponts autoroutiers hauts comme des cathédrales, longs comme des paquebots. Derrière des cheveux de frise, un commerçant stocke ses sacs de béton. Des mariniers vivent là, un artiste contemporain, sur sa péniche, un grand bouddha assis, méditant, puis des maisons à nouveau. Une théorie de poteaux jaunes indique que nous suivons le tracé d'un gazoduc souterrain.

Nous sommes à Épinay-sur-Seine, à marcher dans les rues aveugles et pentues d'une ZAC proprette. Aloyse déclame de la poésie, « l'odeur de toi et celle de tes cheveux, et moi qui ne suis ni Baudelaire, ni Ronsard... ». Nous cherchons à apercevoir, en contrebas, le port aux containers de Gennevilliers, Hong Kong sur Seine. Bref coup d’œil depuis un parking pour quatre véhicules d'une boîte tertiaire à façade mauve et verre fumé. Le ciel vire, orangeâtre, la marche nous hébète, on passe un bras d'eau et l'accès au parc naturel de l'île Saint-Denis. On ne sait pas encore que c'est une longue banane, qu'elle épouse la courbe de la Seine, et qu'on la retrouvera, et encore.

Notre Gennevilliers est une zone industrielle géante, percée par des voies rapides qu'on est contraints de suivre. Il y a un parc, à un moment, des aires de jeux, des mamans en foulard. Un quartier neuf, début 2000, qui a l'air dessiné dans Sim City. Une usine de couscous dans un silo immense. On s'arrête dans un rade splendide, vieille maison en mode Tardi ou Simenon, avec un hôtel pour voyageurs sans étoile à l'étage, et pas grand chose autour. C'est tenu par deux vieux arabes, l'accès toilettes donne sur la maison, une poussette est pliée au bas de l'escalier. Limonade, stupéfaits par l'effort.

Dernier bout. Retraversée de l'île Saint-Denis, entrée à Saint-Ouen, on marche jusqu'au métro. Bizarre impression de retrouver Paris, les bars trop chers, la frénésie vespérale autour des bouches d'accès aux « transports ». Maheva, Bertrand et Carmen rentrent juste du ski. Ils nous nourrissent et nous hébergent.

Maheva parle de sa banlieue, de la génération de ses parents décimée par l'héro, du racisme subi par les gamins de son école, du bidonville espagnol de Saint-Denis, de la grand-mère bretonne : « quand je suis arrivée en France... » Elle écrit un livre, là-dessus. « C'est comme un ogre. Comme si, à chaque génération, ce pays mangeait ses propres enfants. »