Mille Saisons

 

 

1

Patito & Syzygie
À propos des commencements
L’auberge de Mélote

Il y avait deux pieds bleus de froid qui sortaient du tas de neige avec – autour d’une des chevilles gonflée, qui apparaissait nue entre l’ourlet filé d’un pantalon de grosse toile et le haut d’un épais soulier de marche – un bracelet orangeâtre à l’éclat métallique ; et Patito le grouillard, Patito qui saignait du nez à cause du coup de poêlon qu’il s’était pris en pleine face juste un peu plus tôt dans la soirée, se dit que cette fois la chance tournait en sa faveur et que s’il trouvait en lui l’audace de sortir du chemin et de tendre la main, de saisir le présent, il se pourrait qu’il dorme finalement cette nuit-là sous un édredon de plume, avec une bouillotte sous les reins, un grog sur la table de chevet et un bon feu craquetant tout au bout d’une chambre de l’auberge de Mélote. Il était nuit tard, et il faisait froid à ne pas ouvrir la bouche de peur de se péter les dents. La route était déserte, Patito regarda par-derrière, il regarda par-devant, puis tirant de sa poche un petit couteau plié, il s’avança, pour barboter l’objet qu’il convoitait. La neige était dure, ses petits pieds n’imprimaient aucune trace. Une bouteille de gnôle vide dépassait à côté du gisant. Le type avait dû s’allonger pour cuver et le gel l’avait saisi. Patito ouvrit son outil en deux, glissa la pointe derrière le fermoir. Le bracelet brillait jaune. L’enfant voulait croire que c’était de l’or, il crochetait avec soin pour ne pas abîmer sa prise. Le chatouillis réveilla Syzygie, qui chassa l’importun comme on balaie une mouche, d’un revers de main colossale, sans regarder, sans même se redresser, envoyant bouler le gamin de l’autre côté de la route.
Je sais ce que tu vas dire : ce n’est pas comme ça que commence cette histoire. Alors, mettons les choses au clair tout de suite entre nous. Quand on n’a pas fait, comme moi, le vœu de ne raconter que des choses vraies, on a le droit d’ouvrir ses contes à l’endroit qu’on préfère, de les mener à la vitesse qui nous plaît, et d’emprunter en chemin autant de tours et de détours qu’il nous est agréable. Je ne suis pas idiote, je sais qu’il a longtemps été obligatoire, dans les Légendaires de l’Archimonde, d’ouvrir le Cycle des Saisons par un récit de création de l’univers. Je sais aussi que la tradition impose de résumer, en préambule, la geste des Dynastes, l’occultation des Chtones, l’épopée des Phalanstères Corsaires, et la réduction des douze fois douze Climats à nos quatre fois trois Saisons.
Maintenant, si tu es réellement ignorante de ces histoires mille fois ressassée, ou si tu désires approfondir tes connaissances, qu’est-ce qui t’empêche de te rendre à la bibliothèque, de te plonger dans des ouvrages parfois pas si anciens que ça, et de relire, de rerelire ces classiques bien mieux écrits que par moi ?
Si tu habites la capitale, je te recommande les fonds historiques des archives de Jabal-Jubal, pour peu que ceux-ci existent encore au temps où tu me lis. En plus de très beaux livres, les savantes y conservent des fonds de carte qui ne manqueront pas de t’émerveiller. Je me souviens également d’une version des Facéties de Barbacole, illustrées par la princesse Vésanie elle-même : une petite chose grande comme la main et d’une beauté inoubliable.
Mais je me perds, pardon.
C’est que je pourrais passer ici, dans ces souvenirs de salles de lecture, de savantes en toges couvertes de craie, d’odeur de feuille morte et de cire à bois, autant de temps que sur les routes, sous les intempéries, dans les embûches et dans les rixes, dans les geôles, dans les tavernes, dans les intrigues et les escarmouches, dans les romances et les explorations magiques.
Un mot encore, sur les commencements et la façon dont on les habille. Ouvrir un récit, c’est choisir par défaut tout ce qu’on ne va pas avoir déjà raconté. C’est décider, toute seule, de quoi on veut parler. Et pour moi, le plus important dans cette histoire, ce qui marque le véritable commencement du Cycle des Mille Saisons, c’est l’hiver lointain où Patito rencontra Syzygie alors que la seconde n’était encore qu’une catabatique sans mémoire et le premier un grouillard sans attache.
Il s’ébroua. Patito avait l’habitude de prendre des coups : cette fois c’était surtout la surprise qui le sonnait. Assis sur son bord de route, il regarda avec stupeur la géante s’extirper du remblai de neige, se tirant d’une gangue de glace comme on sort d’un lit moelleux, s’étirer en baillant, puis se gratter pensivement un coin de panse révélé par la chemise évadée du bénard. Syzygie faisait deux fois la taille du gamin, pour trois à quatre fois son poids, et cinq à six fois son âge. Tout était énorme chez elle, de la tête à la croupe, en passant par les épaules, sur lesquelles on aurait pu poser un chariot à fourrage, bœuf de trait compris. Des bijoux bruissaient sur elle, de bas en haut, non seulement au cou et aux poignets, mais également aux oreilles, et jusque dans les narines, d’où de gros anneaux pendouillant en clochetant les uns contre les autres.
Quand la géante fut entièrement dépliée, Patito eut l’impression qu’elle avait avalé la lune, qu’elle éclipsait le ciel. Il pensa : si je meurs à l’instant sous les baffes, j’aurai une histoire pas banale à conter aux portiers du Monde d’Après.
« Salut, dit alors Syzygie de sa petite voix d’or. Je m’appelle Syzygie. Tu peux me dire où on est ? »
Patito, un long instant, resta coi, incapable de comprendre comment tel ruisselet de parole pouvait tomber si joliment depuis les sommets abrupts d’une pareille montagne.
« On est... euh, juste à la sortie de Ponant, répondit enfin l’enfant. Sur la route de Lalouette. »
Il indiqua d’une main les rares lumières en contrebas, les mâts, l’immensité aveugle de la mer, et désigna vaguement de l’autre les premiers contreforts montagneux. Syzygie rentra le cou comme une tortue et se pencha vers l’enfant pour l’observer.
Patito avait, cet hiver-là, neuf ou dix ans, une tête trop grosse pour son corps malingre, un sourcil unique, ébouriffé et mobile comme une chenille arpenteuse, deux yeux pétillant d’insolence et de crapulerie refoulée. Sur sa lèvre du haut, le sang séché de la rouste que lui avait infligée Fafelu deux heures plus tôt faisait une étrange moustache presque noire. Syzygie scruta longuement l’enfant, ses grands yeux jaunes plantés dans les petits yeux noirs, puis sourit en exhibant une double théorie de grandes dents écartées.
« Mmh, continua-t-elle, et ce grognement avait la douceur du miel et du beurre fondu sur de la brioche grillée. Est-ce que tu voudrais bien être un petit peu moins précis ? »
Patito le pouvait.
« Grouille. On est sur Grouille. Les îles aux Brumes. Les naufrageurs ? »
Syzygie n’avait pas l’air de saisir.
« Et au-delà ? demanda-t-elle. Tout le reste ? Quel nom donnez-vous à tout ce qui existe ici-bas ?
- Ben... L’Archimonde », expliqua l’enfant.
Puis, un peu inquiet à l’idée que la géante, malgré sa voix d’or, puisse répondre par l’affirmative :
« Vous... Vous venez du Monde d’Après ?
- Mmh. Non. Non, je ne crois pas. »
Syzygie secoua la tête dans tous les sens, comme un chien qui s’ébroue au sortir de l’eau. Elle regarda vers le haut, vers le bas, vers les arbres nus et surlignés de neige du verger en-contrebas, puis Patito, à nouveau.
« À vrai dire, je ne me souviens pas. »
Les mots qu’elle disait dansaient dans l’air et, sans bien savoir pourquoi, Patito avait un peu envie de pleurer.
« Tu n’as pas de maison ? Pas de famille ? Qu’est-ce que tu vas faire ? continua-t-il, espérant donner à la femme l’envie de répondre, espérant qu’elle lui parlerait encore.
- Il faut que je me réchauffe », fit-elle.
Et le mot réchauffe tinta avec des échos de stalactite qui se brise.
Patito se releva pour faire le tour de la gigantesque femme. Il sautillait afin de se dégourdir et ne pas geler. Une petite graine d’idée germait et croissait à toute vitesse.
« Je sais exactement où il faut qu’on aille, dit-il. Tu me fais confiance ?
- Oui, répondit Syzygie.
- Alors suis-moi. »
Et il se mit aussitôt à trotter en direction du bourg, espérant que Fafelu et la bande passeraient la nuit chez Mélote. La géante prit le temps de désincruster sa bouteille vide avant de se caler sur ses pas.
« Je m’appelle Patito, expliqua Patito, je suis l’enfant d’ici. Grouillard par ma daronne, pilleur d’épave de mère en fils. Suis-moi, on va se mettre bien. Qu’est-ce que tu manges ?
- J’aime les pommes », finit par répondre Syzygie.
Elle avait eu besoin de réfléchir un peu ; comme si les réponses aux questions étaient rangées au fond d’un coffre, quelque part dans un grenier, et qu’elle devait prendre le temps de les y patiemment chercher.
« Pas sûr qu’on trouve ça chez Mélote. Patate, ça va aussi ?
- Oui. Et à boire. »
Ils entrèrent dans Ponant. C’était l’heure de l’extinction des loupiotes et le bourg était presque tout à fait silencieux. L’auberge, c’était heureux, n’avait pas encore barré sa porte. Patito entra sans s’annoncer.
Le garçon de salle mettait la dernière bûche au feu. La petite bande à Fafelu en était à s’installer pour la nuit sous les tables de la salle commune, filets pliés en guise de matelas, sac de route en oreiller, manteaux en couverture. Le chef, celui qu’on appelait le Vieux parce qu’il avait treize ans, était le dernier à être encore assis. Il contemplait, avide, la statuette de bois noir et poli, grande comme le bras, que Patito avait tiré de l’eau le matin même.
« Tiens tiens tiens, avisa Fafelu, vlà le babineur qui revient ! T’as bien répété tes excuses ou t’es venu chercher un rab de coups sur le coco ? Si tu veux pieuter avec nous plutôt que dans l’abreuvoir gelé, t’as intérêt à te montrer plus charmant que tantôt.
- La statuette est à moi, se contenta de dire Patito en pointant l’index. Ça a toujours été la règle : ce qu’on ne peut ni revendre ni échanger, chacun le garde pour soi. »
Fafelu soupira, excédé. Il faudra dire, plus tard, à quoi ce gars ressemble ; à cet instant-ci, il n’a pas même le temps de répliquer. Syzygie entra à son tour dans l’auberge, précédée de son ombre et d’une puissante odeur de fleurs.
« J’aimerais que tu me rendes la statue, insista Patito en se plaçant sous la protection de la géante. Et je veux ma part des bénéfices. »
L’adolescent tyrannique semblait rapetisser à mesure que Syzygie avançait sur lui.
« Tout ce que j’ai gagné. Depuis la dernière course. »
De sous la grande table, une douzaine d’yeux écarquillés suivaient la scène, stupéfaits.

 

2

Le rôle du chef
Sept parts égales
Le ciel, la nuit

Fafelu hésitait sur la marche à suivre.
Depuis le début de l’hiver – et le départ de Gondelotte, sa sœur, pour le Capobert – Fafelu avait hérité du statut de Vieux et de chef de la petite bande des naufrageurs de Grouille. Cette promotion ne faisait guère son affaire : Fafelu était paresseux, vaniteux et soupe-au-lait. Il n’avait aucun don pour l’organisation, et son seul recours, en cas de mécontentement de sa troupe, était l’injustice, la violence physique et des colères aussi explosives qu’imprévisibles. Son fragile pouvoir ne reposait ainsi que sur une poignée d’années d’expérience et quelques centimètres de plus, en haut comme en large.
Si Patito s’était contenté, ce soir-là, de réclamer la statuette, tout aurait pu se régler en quelques minutes ; au bras de fer, à la barbichette ou au pifipafi. Mais ce que le garçon exigeait, de la bande en général et de Fafelu en particulier – la répartition du butin, la possibilité pour chacune et chacun de vaquer à son gré, la dissolution, au fond, du lien qui avait uni l’équipe dans sa pénible précarité – était d’autant plus inacceptable qu’appuyé par un argument inattendu : une géante aux cheveux gris, cloutée de bijoux précieux, que personne n’avait jamais vu, ni sur les îles aux Brumes, ni sur les bateaux de dessertes qui reliaient ces confins au bien mal nommé Proche Continent.
Mais Fafelu, l’avais-je précisé ? était stupide
Il avança sur Syzygie en roulant des épaules, essaya de la foudroyer du regard par en-dessous – il était déjà largement dissimulé à sa vue par le ventre et les seins de la géante – et cracha par terre aux pieds de Patito. Ensuite, il se retourna vers son équipe tremblotante et planquée sous la table et leur envoya un clin d’œil.
« Le coup de poêle sur ton sale pif n’a pas l’air de t’avoir éclairci l’esprit, babineur babinant. »
Il ignorait ostensiblement Syzygie, ce qui n’était pas chose facile : son ombre profonde à l’odeur de pré mouillé et de fleur de printemps froissée s’étirait jusque dans les recoins oubliés de la salle commune.
« J’ai comme l’impression qu’il va falloir que je te recolle mon poing sur le i, continua Fafelu. Tu n’es personne, je ne te dois rien. Pars si tu veux partir, mais reviens pas après nous pleurer dans la jambe que la nuit il fait noir et que la neige ça mouille. »
Le Vieux agita un peu la statuette qu’il n’avait pas lâchée. C’était une très belle chose, comme on n’en retire que rarement des étraves fracassées : une figurine très fine de femme longiligne, armée, avec des traits animaux, quelque chose du lion et quelque chose du crocodile. Elle venait de loin, témoignait de la vastité de l’Archimonde, de l’étonnante variété des choses qu’on y trouvait. C’était un trésor. Patito l’avait désiré du moment où il l’avait trouvée et Fafelu, quand il s’en était rendu compte, n’avait pas hésité à la lui arracher des mains.
« Si tu t’agenouilles et si t’excuses, si tu me baises les chaussettes et si tu prends mon prochain tour de chapardage, alors peut-être que j’oublierai ton insolence. »
Le Vieux avait une main sur le cœur, de l’autre il agitait la trouvaille comme un sceptre ou une petite épée. Il semblait seul à croire à son sketch. Le garçon de salle avait filé prévenir tante Mélote qui jouait aux cartes avec son mari dans leurs appartements.
« C’est joli, ici », commenta Syzygie.
Et les cinq syllabes s’envolèrent de sa bouche comme des colombes libérées de leur cage. Les petits naufrageurs, dans leur planque, étranglèrent un hoquet de surprise. Il fallait en convenir pourtant, ce qu’elle disait était vrai. L’auberge de Mélote était coquette, sa grand-salle confortable. Les murs étaient décorés de marines et de dessins de monstres, des cordages noués et un thon naturalisé étaient fixés au-dessus du passe-plat et, sur de petites étagères bien rangées, la propriétaire avait aligné par taille croissante puis décroissante une dizaine des bibelots échoués en provenance des quatre bords de l’Archimonde.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? » grinça Fafelu après un court silence.
Il avait maintenant les poings sur les hanches, les coudes sortis, les jambes écartées et essayait de prendre le plus de place possible ce qui, à côté de la masse de Syzygie relevait de l’absurde.
« Tu l’as trouvée où, celle-là ? Dans une poubelle ou dans une fosse à caca ?
- Mmh, ronronna la géante pour toute réponse.
- Elle a l’air aussi intelligente qu’elle est grosse en tout cas, et aussi éveillée que t’es mignon. Allez, le babineur, viens me lécher les basques et on restera copain. »
Ensuite Fafelu dut se taire, parce que la main de Syzygie qui l’avait saisie et soulevé du sol était arrimée fermement à ses oreilles, pouce dans l’une, médius et annulaire dans l’autre, et que la paume massive écrasait sa bouche toute entière comme un bâillon. Le Vieux tricotait dans l’air de ses deux jambes trop courtes. Quand la géante l’amena jusqu’à hauteur de son visage, seuls ses yeux purent exprimer la panique.
« C’est mieux quand il se tait », approuva Patito.
Puis il en profita pour s’adresser au reste de la bande :
« Ouvrez la besace de Fafelu et videz tout par terre. Faites sept tas équitables. Prenez chacun votre dû et vivez votre vie.
- Pourquoi sept, demanda Péri, qui était une des plus jeune mais qui comptait aussi bien qu’un autre.
- Parce que le Vieux a droit à sa portion, il a travaillé comme nous tous. Que chacune et chacun reprenne ses trouvailles non  vendues. »
Tante Mélote arriva à ce moment-là. Elle était en bonnet de nuit et chaussons fourrés, souriante jusqu’au haut des joues malgré l’heure tardive et la panique manifeste du garçon de salle. D’un seul coup d’œil, elle jaugea Syzygie qui regardait partout, émerveillée, Fafelu qui bleuissait dans la poigne de la géante, Patito qui surveillait la bande de gamins, et les dunes de piécettes et de menus objets.
« Bonsoir et bienvenue à Ponant, chère voyageuse, je tiens à votre disposition malgré l’heure tardive la chambre sud avec cheminée, vue sur la cour et lit royal, dont la taille sera je l’espère à votre mesure. J’imagine que vous nous venez de fort loin et que vous êtes bien fatiguée.
- J’ai faim, opina Syzygie de sa petite voix d’or.
- Oh... Oh. Tant mieux. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ?
- Un chausson aux pommes.
- Je peux... euh, réchauffer de la tourte. À la patate.
- Entendu. Je veux aussi de la bière. »
Un geignement de Fafelu parvint à franchir la barrière des doigts serrés.
Les petits finissaient de trier le butin. Leur efficacité et leur rapidité laissait penser qu’ils avaient rêvé souvent à ce moment. Ils firent disparaître en un tournemain tous leurs petits trésors, qui dans une poche, qui dans un sac, qui dans un capuchon. Une fois ceci évaporé, ils rassemblèrent leurs affaires, pressés à présent de filer avant que Fafelu ne soit libéré ou que Patito ne change d’avis.
« Salut, firent les plus courageux en contournant Syzygie.
- On se croise un de ces quatre ? » ajouta la petite Péri.
Aucun n’osa lever le regard vers le corps de plus en plus flasque du Vieux, qui avait cessé de s’agiter et dont les yeux injectés de sang basculaient dans les orbites.
Tante Mélote avait regardé le pécule fondre avec un rien d’inquiétude.
« Je paierai pour nous deux, rassura Patito. Prenez ce qu’il vous faut. Nous restons à dormir. »
Puis, à l’adresse de Syzygie :
« Tu devrais pouvoir le libérer, maintenant. »
Quand Fafelu regagna le sol et sa liberté de mouvement, des larmes de rage coulaient sans bruit sur son visage. Mâchoire serrée, il ramassa sa part de gains. Il gardait la tête basse et ne disait rien.
« T’oublies pas quelque chose ? » demanda Patito avec un petit sourire, quand Fafelu fit mine de s’en aller. En l’absence de réaction, il pointa la statuette que l’autre étreignait encore. Fafelu grommela, la laissa choir à ses pieds, puis se dirigea vers la sortie en tapant des pieds. Arrivé sur le seuil, il prit tout de même le temps de se retourner et de cracher à nouveau à terre.
« T’auras pas toujours ta guenon à la remorque, Patito. Et ce jour-là, gaffe à pas croiser ma route. »
Il sortit enfin, laissant la porte ouverte derrière lui. Syzygie, que le courant d’air incommodait, alla clore.
« Où est-ce qu’il va ? demanda-t-elle.
- Je ne sais pas, répondit Patito », distrait.
Il étudiait sa jolie guerrière noire.
« Passer la nuit dans l’abreuvoir ? »
Une odeur de pâte à gâteau, de graisse de porc et d’herbes aromatiques s’échappait déjà de la cuisine. L’enfant rangea son trésor, heureux du tour qu’avait pris sa soirée.
Ce fut la toute première d’une longue, d’une très longue série. Pendant toutes ces années que durèrent leur association, il arriva très souvent à Patito et Syzygie de dilapider jusqu’au dernier sous qu’ils avaient en poche en nourriture, en boisson, en nuitées dans des pensions confortables voire, quand ils le pouvaient, en musique et histoires bien racontées. Le petit s’était d’abord rapproché de la géante par intérêt, parce qu’il avait besoin de sa taille et de sa force. Mais très vite, il avait succombé à sa douceur, son parfum et sa voix d’or. Le caractère de Syzygie acheva de le conquérir. Elle était d’une bonne humeur constante, polie, fine, timide. Il lui arrivait parfois d’être très drôle. Patito, de son côté, sauva la vie de son amie dès le lendemain.
Il faut cependant corriger une rumeur, qui courut dans les jours qui suivirent leur départ de l’île de Grouille pour le Proche Continent. Leur embarquement clandestin sur le Tsilla n’était pas dû aux craintes qu’ils avaient d’une vengeance de Fafelu. Bien que celui-ci eut réussi à rassembler derrière lui l’essentiel de la bande que Patito avait négligemment dissoute, et bien qu’il eut pu compter sur les ressources de tous les amis, et syndiqués des Moutiers de Grouille, bien qu’il eut accès à des armes improvisées en abondance, bâtons, ciseaux, faux, piques, ce n’est pas sous la menace du Vieux que s’enfuirent nos deux héros.
Au milieu de cette première nuit, de cette fameuse nuit, le garçon de salle de l’auberge de Mélote se releva comme il le faisait toujours, pour mettre une bûche neuve dans le grand âtre de la salle du bas. Remontant se mettre au lit, ce jeune homme, dont l’histoire n’a pas retenu le nom, regarda machinalement par le carreau de l’escalier et s’arrêta, stupéfait.
Dans le ciel de nuit, totalement dégagé, de grands rideaux de lumière roses, verts et jaunes, s’étiraient d’un horizon à l’autre. C’était d’une beauté telle qu’il ne put se retenir de sortir. Pieds nus, dans la neige, il resta sidéré, jusqu’à ce que le phénomène se dissipe.
« Est-ce que tu as entendu quelque chose ? » demanda Syzygie le lendemain matin, quand il leur conta sa vision, encore tout ému.
Il mit un temps à répondre, surpris par la voix d’or de la géante, mais finit par dire :
« Oui. Il y avait... comme un bruit lointain. Un grondement... On aurait dit, des roues de chariot. Des pas de chevaux... On aurait dit...
- C’est la Chasse » le coupa Syzygie.
Elle se leva de table, pourtant bien garnie.
« Ils sont déjà sur ma piste. »

 

3

Le Tsilla
Cosmologie sauce mouette
La belle amie du père Potard

Il sera souvent question de voyages dans ce livre, par terre et par mer, sur toutes sortes de véhicules et grande variété d’animaux, dans mille environnements étranges, dans l’obscurité parfois, ou des endroits plus déroutants encore. Il est de notoriété publique que Patito, devenu Quasi-Roi de l’Archimonde et Œil de Jabal-Jubal, alla jusqu’à s’élever au travers des airs, où il connut certaines de ses joies les plus grandes et fit parmi les plus étonnantes de ses découvertes. Mais avant cela, bien avant cela, il connut comme nous toutes les désagréments et la monotonie, l’ennui des trajets si long qu’ils finissent par paraître sans fin, convoiement d’un point à l’autre du monde sur lequel, embarqués, nous n’avons nulle prise, où la vitesse comme la trajectoire nous sont imposées, où tout dévoiement est inimaginable, et où tout ce que nous avons à faire est d’attendre, attendre que le temps accepte de se changer en espace.
Le Tsilla n’était pas un mauvais navire. L’équipage, toujours occupé à quelque tâche, était taiseux mais cordial. Les quelques passagers étaient des familles de marchands du Capobert, venus troquer les biens continentaux contre des trésors naufragés. Ils ne rechignaient pas à jouer ou à papoter, mais semblaient vouloir surtout passer tout leur temps à dormir dans leurs hamacs, une couverture sur le visage et de la cire dans les oreilles.
Patito s’en émerveilla d’abord : il ne pensait pas qu’on puisse siester autant après des nuits complètes de sommeil. Il imagina que, le reste de l’année, ces braves gens roses et sains veillaient des jours entiers, trop occupés par leurs occupations citadines. Il les rêva ensuite éveillés des saisons entières, les imagina en créatures magiques au métabolisme ralenti, pour lesquelles un an devenait une journée, aux yeux desquelles notre monde de tout les jours fusait en accéléré. Le naufrageur finit par se lasser même de ses propres inventions. Les marchands faisaient simplement ce trajet deux fois l’an et ils avaient trouvé un remède bon marché à l’ennui profond qui régnait sur le navire.
Autour des îles aux Brumes, la mer était grise et vide. C’était la même chose pour le ciel, lorsqu’on avait la chance de l’apercevoir. Seules les vagues battant contre la coque attestaient d’une morne agitation. Patito crachait depuis le pont et essayait de ne pas perdre de vue la mouche pâle de son glaviot. Il croyait parfois le voir s’éloigner, placide, dans le dandinement des flots.
La pilote était le personnage le plus important du Tsilla. Elle avait la peau, les cheveux et les yeux d’une même teinte, un brun doré et lumineux. Debout à la proue presque sans bouger, elle donnait ses ordres au barreur par des signes de la main droite, qu’elle gardait toujours levée. Son visage était tatoué d’étoiles et il ne restait presque rien de son oreille gauche, un vague boudin de chair à l’endroit où le pavillon avait été jadis été accroché. Cette femme, nommée Tristor, venait de l’autre côté de l’Archimonde. On la disait aveugle aux couleurs et seulement sensible aux variations de gris. On la disait sorcière.
Les repas, sur le Tsilla, étaient pris par tiers, sur l’unique table du navire. On y servait une boustifaille peu variée –  ragoûts de viande de mouette, soupes d’algues, pain sec et retrempé –  que préparait un aimable matelot à lunettes. Ces temps communs étaient les plus propices aux échanges : entre les bruits de mandibules, les lichées, les grognements, on papotait un peu. Certains faisaient des blagues. Le cuistot n’était pas le dernier à pousser la chansonnette en fin de dîner. Un des rares plaisirs au fil de ce long trajet était d’entendre parfois parler Syzygie. C’en était devenu un jeu, chacun y allant de sa petite question puis se taisant et tendant l’oreille. C’était en vain que l’on espérait la plupart du temps l’aumône de plus de trois mots de réponse de cette grande timide. Et quand, encore plus rarement, Syzygie mêlait sa petite voix d’or aux refrains des chansons marines, le Tsilla frissonnait d’un bout à l’autre de ses vieilles planches, des profondeurs de sa quille aux hautes cimes de sa dunette.
Un soir, Patito profita d’une question anodine posée à sa camarade, pour partir dans des révélations sur la forme du monde. Une marchande, peu au fait de ses origines, demandait à Syzygie pourquoi tous les biens portés par la mer venaient se naufrager dans les îles aux Brumes. Elle ajoutait une question subsidiaire : d’où pouvaient provenir toutes ces exotiques merveilles ? Existait-il un autre monde au-delà des limites connues ?
La géante s’était grattée la tête, froissant au passage nombre de pendants et de boucles tintinnabulants, puis était restée coite. Alors, Patito avait bondi sur l’occasion d’étaler sa jeune science :
« Regardez, dit-il, piquant un morceau de patate sur son couteau et le dressant en l’air. Ça, c’est l’univers.
- Il a l’air bien cuit ton univers, commenta-t-on.
- T’es sûr que l’univers n’est pas plutôt en forme de carotte ?
- Ou d’oignon, qui faut pleurer?
- C’est le navet qui fait pleurer !
- N’importe quoi. L’univers est un bouchon de bouteille !
- Tout l’univers, insista Patito, avec ses terres, ses récifs, ses ports, ses archipels et ses montagnes, ses cavernes et ses je-ne-sais-quoi. Et la mer recouvre presque tout. Elle nappe ce monde, elle nous cache ce qu’elle humecte. La mer est comme la sauce mouette de maître Ragotin. »
L’intéressé hulula de bonheur : jamais on ne l’avait appelé maître et il était, comme nous toutes, fort sensible à la flatterie.
« Et maintenant, soyez attentif. »
Les blagues cessèrent de fuser, il y eut un bref instant de silence, interrompu par un hoquet. Patito agitait sa patate avec de drôles de mouvements circulaires du poignet tout en faisant passer le couteau d’une main à l’autre devant lui.
« L’Archimonde file à travers l’immensité du ciel, il tourbillonne, il s’agite. Voilà d’où viennent les vents et voilà d’où viennent les vagues ! Et parfois vous vous réveillez heureux, parfois vous vous réveillez tristes sans connaître de raison : c’est que vos humeurs sont alignées sur celles de l’univers filant à travers l’espace ! Les maladies, les rêves heureux, les chances, les déboires, tout est lié à ce mouvement sans fin de notre monde à travers le rien, à son agitation permanente, à son intranquilité. »
Et plus Patito secouait son mobile, plus la sauce voletait alentour. La phase la plus solide seule continuait de couler le long du tubercule, s’accumulant à l’endroit où la lame du couteau entrait en son fondement.
« Et ici, pointa l’enfant, ici, il y a les îles aux Brumes. »
On se pencha pour mieux voir. En guise d’îles aux Brumes, on distinguait un caillot de gras, une herbe sèche et une miette de volaille.
« Grouille est le centre du monde. L’endroit où tout débute, l’endroit où tout retourne, à commencer par les débris que l’océan emporte. »
Et puis, comme il n’avait rien à ajouter et encore un peu faim, il emboucha sa maquette en entier et la mâcha posément. La patate avait largement eu le temps de refroidir. Un mousse à peine plus vieux que l’enfant ne le quittait pas des yeux. Il paraissait plus impressionné par la façon de parler de Patito que par ses explications scientifiques : ce dernier n’avait pas récolté pour rien, dans sa bande d’origine, le surnom de babineur.
« Qu’est-ce qu’il y a dans le vide ? demanda le petit marin au moment où les conversations d’adultes s’apprêtaient à reprendre.
- Eh bien. Rien ? »
Patito cherchait inutilement des yeux un dessert, comme à chaque repas depuis leur départ de Lalouette.
« Et où ça commence ? Et où ça finit, le vide ? »
Faute de blague pour s’en sortir, le petit savant se taisait. Alors, contre toute attente, c’est Syzygie qui répondit :
« Rien n’est jamais vide », dit-elle.
Embrassant d’un geste la cambuse qu’elle remplissait du miracle de sa voix :
« Tout est plein de beauté et d’horreur, de merveilles et de terreur, de joie, de choses impensables. »
On en resta bouche bée.
« Vous n’êtes pas seuls » conclut Syzygie.
Elle avait l’air peinée en disant ça et personne ne commenta. Ensuite, elle ne prononça plus un mot pendant les deux jours qui suivirent.
À ce même moment, à peu près, la bande de Fafelu arrivait à Lalouette après avoir fait la moitié du tour de l’île de Grouille par la route de la côte.
Le Vieux avait mit une nuit et une journée entière à se remettre de sa confrontation avec Patito et de sa rencontre avec la géante. Chassé de l’auberge de Mélote, il avait marché jusqu’à une grange aux limites de Ponant. Il en avait crocheté la porte et s’était couché dans la chaleur des brebis, remâchant la peur, la surprise et l’humiliation. À force de se tourner et se de se retourner dans la paille puante, il avait transformé ce lait acide en une crème apaisante de colère, de haine et désir de vengeance. Jusqu’au soir suivant, il resta parmi les bêtes en hivernage, ne sa cachant qu’à l’heure de la traite.
Il sortit à la brune, évitant l’auberge, et s’en alla retrouver les trois ou quatre naufrageurs qui traînaient dans les coins habituels du village de pêcheurs. Les enfants ne savaient déjà que faire d’eux-mêmes et de leur petite fortune. Fafelu les convainquit sans mal de réintégrer son service et de le laisser gérer leurs biens. La petite Péri, pourtant, manquait à l’appel. Cela n’étonna pas le Vieux mais le contraria tout de même : si la gamine était peureuse, elle était aussi d’assez loin la plus maligne du lot.
Les naufrageurs reprirent la route de nuit et couvrirent en quelques heures la distance qui les séparait des Moutiers. Là, Fafelu les fit héberger dans le grenier du père Potard, avec lequel il s’entretint ensuite un long moment.
Potard était une crapule qui aurait vendu sa mère - la rumeur disait qu’il l’avait fait. Il était secrétaire des Moutiers de Grouille depuis bien avant la naissance du Vieux et profitait de la désorganisation, de l’impuissance des bandes de gamins, pour échanger à vil prix le fruit de leur labeur contre un minimum de biens et de services. Potard souriait tout le temps, il avait les dents blanches et portait de jolis petits bonnets en crochet. Fafelu lui fit le récit des événements de la veille au soir : Patito, le désaccord, le coup de poêlon, le retour du babineur, les menaces, le partage et sa prudente retraite.
Il omit, dans un premier temps, de détailler Syzygie.
« Il était… Il avait amené quelqu’un avec lui.
- Quel genre de quelqu’un ? »
Le père Potard se pencha dans la lumière. Il plissa les yeux et dévisagea Fafelu qui se rencogna, soudain mal à l’aise.
« Genre… grand. Et costaud.
- Grand comment ? »
L’adolescent mima d’un geste du bras, on aurait dit un oiseau qui peine à décoller.
« Entendez-vous cela, belle amie ? déclara alors Potard par-dessus son épaule. Ce morveux de Fafelu a croisé un géant. Ou peut-être même… une géante ? »
Le bureau du secrétaire était très sombre, seulement éclairé par une lampe posée en son milieu, pourtant le jeune homme aurait pu jurer qu’il ne se trouvait personne dans l’obscurité derrière Potard, personne à qui s’adresser, sinon peut-être un froissement d’ombre. Quand il se retourna à nouveau vers lui, il lui fit voir l’éventail de ses dents blanches comme la neige qui vient de tomber.
Face à ce rictus, le Vieux ne put qu’acquiescer.
« C’est ça, grogna-t-il, une géante.
- Et tu sais où cette géante se trouve désormais ?
- Ils… Elle est restée à dormir, hier. Chez Mélote.
- Mais c’est une excellente nouvelle. Pas vrai, belle amie ? »
Mais lorsque Potard déboula chez Mélote, passé minuit, escorté de gros bras somnolant et ronchons, ni Patito ni Syzygie n’y étaient plus.
Et quelques jours plus tard la bande de Fafelu parvenait à Lalouette, port de l’Est et desserte du Proche Continent. Ils avaient suivi, par le chemin des falaises, une piste déjà froide, s’arrêtant régulièrement pour jeter leurs filets et capturer quelques menus trésors. Le père Potard les avait mandatés, équipés, nourris, armés d’outils de jardinage. Une question, appuyée par l’inhabituelle générosité du secrétaire à leur égard, taraudait Fafelu malgré son idiotie : quelle pouvait être cette chose invisible, croisée dans le bureau, cette chose capable de plier les ombre aussi facilement que la volonté de la plus grande crapule de Grouille ?

 

4

Puantes coutumes du pays de Lègue
Nénie de la Baleine
Courir en prenant son temps

Il était plutôt longuet, je l’ai dit, le trajet de Grouille au Capobert. Ce n’était que lorsque les navires émergeaient du grand gris de la mer aux Brumes que la géographie de l’Archimonde semblait reprendre forme. Ça se produisait de façon soudaine, comme on sort la tête d’un sac, la nuit le plus souvent, parfois aussi au point du jour. Un matin, face au Tsilla, un soleil rose se leva sur la mer acier et le monde resurgit, rincé comme un pré après l’averse. C’était très beau et un peu émouvant. Ça annonçait, surtout, l’approche du continent.
Tristor, la navigatrice au visage constellé, put enfin abandonner sa longue vigilance et laisser le soin du pilotage aux marins plus banaux. Patito la vit passer lentement sur le pont, tournant le dos à l’aube, épuisée et tendue encore par son effort, et il s’émerveilla une fois de plus de son apparence. Il se demanda un instant, tandis qu’elle descendait l’échelle qui menait au coin de cale où elle avait sa couche, si elle pouvait avoir un lien avec la statuette disputée jadis à Fafelu ; s’il existait un rapport entre cette sorcière mince et taiseuse et sa guerrière sculptée de bois noir. Mais il était trop impressionné pour poser la question, et Tristor n’aurait sans doute rien répondu tant son épuisement était palpable, et plus tard, à peine, l’idée lui sortit de la tête.
Un banc de gros poissons aux ailerons crénelés avait rejoint le Tsilla par tribord et accompagnait l’expédition. Les marchands eux-mêmes étaient sortis de leur léthargie pour admirer le spectacle. Accoudés aux bastingage, chacun commençait d’évoquer ce qu’il ferait dès qu’il aurait remis le pied à terre.
« Odeur d’écurie ! commenta Ragotin, le cuistot, son éternel sourire cloué sur le visage. Y a plus que trois jours d’ici au port d’Ecume, deux même, si le vent reste au suret. Vous connaissez un peu le coin ? »
Il parlait toujours en direction de Syzygie, le nez levé vers elle, dans l’espoir chaque fois trahi de la voir prendre Patito de vitesse.
« J’ai entendu vanter les mérites du Capobert, abonda le garçon. On m’a dit que les gens y étaient accueillants, qu’ils raffolaient des petits enfants, qu’on y mangeait d’abondance et y gardait toujours les pieds au sec et au tiède. Dommage qu’on ne puisse pas trop s’attarder : j’aurais rêvé de faire mon trou à Ecume ou ailleurs jusqu’à ce que la moustache me pousse.
- Alors là, mon gars, j’adorerais savoir qui t’as chanté pareille chanson. On peut dire que c’est un artiste de la blague.
- Chaque chose que je sais de ce monde, et tu peux croire que ce n’est pas peu, je l’ai appris de la bouche de mon inestimable professeur, Nénie de la Baleine.
- T’as eu un prof, toi ?
- Chaque semaine de ma vie. À l’école de la grève.
- Parce que maintenant vous avez des écoles sur Grouille ?
- Une seule. La meilleure. À main droite en quittant Sabord. Tu suis le petit chemin qui monte dans la bruyère, tu grimpes, tu grimpes, tu passes la crête, c’est juste en dessous, sur la plage de galets, le gros tas de bois flotté qui ressemble à un poisson géant. C’est là-dedans que vit Nénie, l’homme le plus savant du monde.
- Tu m’en diras tant. »
Ragotin alluma une longue pipe en os, bourrée d’algues sèches selon la tradition de son pays. Son regard passait du petit gars hâbleur à gros sourcil, à la vieille géante couverte de bijoux. On voyait d’ici qu’il réfléchissait.
« Je soupçonne quand même ton Nénie de pas avoir beaucoup beaucoup voyagé.
- Tu plaisantes ? Il a naufragé sur toute les plages de tous les caps, de Roland à Ternay et jusqu’aux récifs d’Après. De partout il ramené des côtes et des tendons, des fanons et de l’ambre, tout ce qu’il faut construite sa grande casbah baleine. Je jure, je mens pas, Nénie c’est un vrai baroudeur, dessus-dessous qu’il le connaît, son bout de monde.
- Rapport aux îles aux Brumes, je dis pas. Juste, au vu de ses infos sur le Capobert, s’il est venu par là, c’était dans un temps que j’ai jamais connu. Ecume, Glacière, Nadelik, c’est pas les coins les plus folichons où débouler en plein hiver, sans expérience et sans ami. On y croise beaucoup d’aventuriers, d’ambitieux et de rouloteurs, pour trop peu de galette à partager. Et si le climat est un peu moins rude que dans votre coin, il y fait quand même pas bon passer la froide saison sans abri au-dessus de la tête. »
Un jour, il faudra reparler du pays de Lègue dont est originaire Ragotin : on comprendra alors un peu mieux l’origine de cette immonde manie qui consiste à fumer de l’algue, dont les remugles étouffaient cette discussion, propre à soulever le cœur même en plein air, même en plein vent. Les Légueux ont de grandes qualités qui compensent leurs petits défauts, à commencer par la gentillesse, la loyauté et la confiance.
« À quoi penses-tu ? demanda Syzygie au cuisinier, se penchant vers lui et le gratifiant de son haleine de sous-bois après la pluie.
- Je me dis que vous m’êtes plutôt sympathiques, et que je pourrais peut-être vous trouver un emploi à Ecume jusqu’au printemps, si ça vous intéresse.
- Quel genre de boulot ? »
Patito reprenait la main.
« Entre deux allers-retours sur la mer, je fais la tambouille au Théâtre Epuisant. Y a régulièrement des gros spectacles qui se montent, et la cuisine a ses exigences en matière de main d’œuvre. On a toujours besoin de commis.
- Vous cuisinez les pommes ? demanda Syzygie.
- Attends, tempéra Patito.
- Les pommes, pourquoi pas ? Mais pour vous, ma grande, j’envisageais autre chose.
- ...
- Une carrière sur les planches.
- Moi ?
- Vous n’ignorez pas que vous avez un très joli brin de voix. »
Syzygie rougit.
« On dit pas oui. On va réfléchir », conclut Patito.
Et l’on brisa là avec Ragotin, même si la conversation poursuivit son chemin entre les deux amis. Isolés à la poupe du Tsilla, ils commencèrent par un bilan de leur situation.
Patito et Syzygie, rappelons-le, étaient partis en catastrophe de l’auberge de Mélote. Les aurores boréales aperçues dans la nuit par le garçon de salle, les bruits de cavalcade à travers les cieux, le récit qu’il en avait fait, avaient bouleversé la géante. Celle-ci s’était précipitée dehors, pieds nus, uniquement équipée de sa bouteille vide, et il avait fallu la patience de Patito pour la convaincre d’au moins finir le petit-déjeuner et d’emporter dans sa fuite quelque équipement et provisions.
L’enfant l’avait, cette première journée, mené jusqu’à Sabord, coupant par les sentiers de transhumance recouverts de neige. Syzygie avait du mal à garder son calme et regardait sans cesse en arrière et vers le ciel. Elle ne parlait presque pas.
Lors d’une brève pause dans une bergerie, pour grignoter à l’abri du vent, elle avait juste dit :
« Il y a quelqu’un qui nous suit.
- C’est quoi cette Chasse dont t’as parlé ?
- Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. »
De grosses larmes roulaient sans bruit de ses yeux et Patito sut deux choses, à cet instant précis, avec la même certitude que l’on sait que l’eau étanche la soif et que le soleil se lève au terme de la nuit. La première, c’est qu’à partir de maintenant tant qu’il le pourrait, il ferait en sorte d’être près de cette femme à chaque fois qu’elle parlerait. La seconde, c’est que s’il avait les moyens de l’aider en quoi que ce soit, il n’avait aucun désir de ménager ses efforts en ce sens.
Ils poursuivirent dans la neige. De temps en temps, Patito s’arrêtait et se retournait. Il lui semblait apercevoir une toute petite silhouette, loin en-dessous, qui se cachait aussitôt. C’aurait pu être un oiseau.
Nénie les accueillit dans le ventre de sa maison baleine, alluma le feu qui illumina les toiles et fit chauffer une soupelette avant de dire le premier mot. Patito adorait le vieil aventurier, en particulier parce qu’il ne s’étonnait de rien, n’attendait rien et ne reprochait jamais. Il avait jaugé la géante d’un œil et décidé de l’accueillir sans réticence ni question. Patito s’était endormi très vite, entre deux peaux tièdes qui sentaient l’huile, la fumée et la petite enfance. Dans la nuit, il avait cru entendre le professeur et Syzygie discuter à mi-voix. Leurs échanges se mêlaient au bruit du ressac sur les cailloux. La maison où Patito avait grandi aux Moutiers n’avait jamais été un endroit accueillant et la baleine de Nénie était ce qui ressemblait pour lui le plus à un foyer. Il fut heureux d’y passer encore une nuit avant de quitter Grouille.
Au matin, l’ermite avait résumé d’une phrase sa longue conversation nocturne :
« Il va falloir que vous preniez la mer. »
 Et comme Patito exigeait plus d’explication :
« La Chasse à vos trousses sera ralentie par l’eau. Elle navigue avec peine. Il lui faudra trouver d’autres véhicules et vous aurez une belle avance sur elle. »
À l’attention de Syzygie :
« C’est une chance que tu sois arrivée sur Grouille. Mais peut-être aussi la chance n’a-t-elle rien à voir avec ça. »
Vers Patito, à nouveau :
« Tu te rappelles de ce que je t’ai dit de la forme du monde et des mouvements de la mer ? »
L’enfant roula des yeux, feignant l’exaspération. Patito retenait tout ce qu’on lui disait et il était toujours attentif aux cours de Nénie.
« Prenez soin de vous. Courrez. Mais prenez le temps aussi de regarder sur les bords du chemin. »
Enfin, comme ils commençaient de regravir le sentier très serré qui menait de la plage à la falaise :
« Et revenez me voir si vous pouvez ! »
Les voyageurs avaient pris soin d’eux. Ils avaient traversé Grouille de part en part et s’était embarqué à Ponant sur le premier bateau en partance. Malgré les paroles rassurantes de Nénie, l’impression d’être observés, suivis, traqués, ne quittait pas Patito, qui ne se sentit réellement en sécurité qu’une fois le Tsilla en pleine mer, et les reliefs de son île natale avalés par l’air opaque de l’océan.
Voilà donc où en étaient les choses, à quelques jours de leur premiers pas sur l’extrême nord du Continent. L’argent avait filé. Ils avaient troqué le butin constitué avec Fafelu contre leur passage, ainsi qu’une partie de leur barda. À Patito il ne restait qu’une statuette, à Syzygie qu’une bouteille vide. Ils s’accordèrent ainsi sans trop de mal à trouver la proposition de Ragotin plaisante. Cette nuit-là, Patito rêva de viande rôtie et Syzygie d’une salle de théâtre pleine, dont les spectateurs debout l’applaudissaient à tout rompre.
Vers minuit, ni l’un ni l’autre ne virent la silhouette minuscule se glisser hors du tas de leurs affaires, ne l’entendit se couler sous les hamacs, monter en cuisine prendre un chiche repas de chaparde, avant de retourner se tapir sans un bruit dans sa cachette. Depuis l’auberge de Mélote, la petite créature les suivait comme leur ombre. Elle ne s’était montré qu’une seule fois, chez Nénie de la Baleine, lorsque Syzygie était enfin allée se coucher. Le vieux professeur, rechargeant son feu pour la nuit, avait agité la main dans sa direction.
« Je sais que tu es là, avait-il dit, approche. »
Il avait conservé pour elle un bol de soupe, qu’elle était venue laper silencieusement à ses côtés.
C’était Péri, la petite maline de la bande à Fafelu. Elle souriait en soupant, les yeux fixés sur le visage endormi de Patito.