Premier tour

du 15 au 19 avril 2017

 

Après

 

Le lendemain, au lieu de bosser sur des textes à rendre urgemment, je fais quelques recherches sur le béton et la France, cette passion nationale, ce matériau protéiforme – depuis les imitations 19è de caillasse et de bois, jusqu'aux parpaings rêches des sites condamnés, en passant par les coffrages géants des ponts autoroutiers ou les croisillons grumeleux, aux armatures rouillées, qui survivent le long des voies ferrées depuis les années 40. Je découvre qu'en 1853 à Saint-Denis, l'entrepreneur François Coignet s'est construit, au cœur de ses usines, la première maison en béton aggloméré du monde, pour démontrer la solidité de son nouveau matériau. La baraque existe toujours, inscrite au titre des monuments historiques. Les Bétons Coignet, dont le dernier grand œuvre a été la conception des voûtes du CNIT, n'existent plus et le lieu est à l'abandon.

Je prends le RER pour y retourner, fais le tour, soigneusement, jusqu'à repérer une entrée dans le mur. On est en pleine ZI, pas loin de l'Île Saint-Denis, d'une maison bricolée en châssis de fenêtres récupérée, de la tour Pleyel, désaffectée elle-aussi, totem géant loué pour l'heure à KIA. La maison Coignet est très belle, un peu graffitée, tout à fait recouverte de plantes. Par un trou d'homme, je me glisse dans la cave, ma lampe est très faible, l'escalier d'accès totalement bouché par des détritus. Dans l'éclat crapoteux des leds, je chope la forme terrifiante d'un chat en 2d, que la peau et les dents, tout le reste a fondu, un cuir tanné, un animal emmuré ici depuis cent ans et mort depuis aussi longtemps. Des cibles en carton placardés dans la jungle du jardin attestent de relevés topographiques effectués sur le site. À défaut de reprise en main, la maison modèle s'effondre, enfouie sous les espèces grimpantes.

Le jour suivant, avec Aloyse, on descend dans les carrières. Autre géographie des matériaux. Le Paris d'avant le béton, extirpé bloc à bloc de ses propres sous-sols, jusqu'à n'être plus posé, à la fin du 18è siècle, que sur un vaste trou. Le grand réseau sud court sous les arrondissements 13 à 15. On opte pour un des bouts excentrés, écarté des voies principales parce que séparé d'elles par un long couloir immergé. L'eau y monte jusqu'à mi-poitrine, très transparente, et puis le tunnel s'arrête, il faut grimper dans une galerie technique des PTT, reprendre plus loin. Il y a ici un ancien bunker, racheté il y a quelques années par Xavier Niel pour y installer des serveurs Free : quand on approche, soudain, les souterrains boueux sentent l'informatique, la silice, le ventilateur de LAN house. Il y a de belles salles peintes, plus loin, des dédales humides, et puis la course s'achève sur des tunnels très bas, couverts de glaise, surnommés la Dead Zone : un bout du monde sous la terre, une poche d'obscurité, de silence, d'humidité dans les strates sous Paris, derrière les caves, les métros, les collecteurs d’égouts, un endroit établi par l'homme, et puis oublié. Au-dessus de nous : la ville.

Nous revenons sur nos pas, retraversons le couloir inondé. Près de la sortie, les odeurs du dehors reviennent, les courants d'air, les changements de température. Deux randonneurs retraités nous voient sortir mouillés, boueux. Ils demandent : « C'était bien ? Vous êtes passés par la rue Sarrette ? »