Jardím Botánico, mardi 3 octobre 2006
Un quartier d’habitation très cossu, à flanc de forêt, entre le Parque Lage où les rappers US viennent tourner des clips, et l’incroyable Jardin Botanique de l’empereur João II. Juste au fond de la rue, le Corovado grimpe à la verticale, pan de pierre noire qui culmine à sept cent mètres au-dessus de l’Atlantique. Les portiers des immeubles voisins balaient mollement les feuilles tombées ce matin, comme tous les jours dans ce pays sans automne. Ils papotent dans les taches de lumière qui dansent sur le trottoir.
André s’est rasé la barbe, mais a gardé sa tignasse poivre et sel à la Rieux. Il donne des consignes à l’empregada qui bosse à la cuisine avant de me rejoindre au bureau, de se percher sur une chaise devant son i-cube.
« C’est la capitale. Là où le monde entier veut vivre. La ville que le Brésil jalouse. La Cité Merveilleuse. Par nature, la plus belle.
C’est aussi un lieu très violent, à cause de la Police Militaire. Tout ces fonctionnaires corrompus. Tu ne peux pas marcher tranquille : ils t’arrêtent, te raquettent. Et à tous les niveaux c’est la même chose, les politiciens, les juges... A São Paulo, au moins, les flics ne sont pas à vendre.
Les favelas, des junkies, des mendiants, partout où tu vas. Et la police qui fait l’intermédiaire. C’est ça Rio. Ca me dérange. »
Classe A++, m’a dit Leo pour qualifier André : l’un des plus gros poissons de la nasse carioca. Famille prestigieuse, grosse fortune, carnet d’adresse long comme le bras. Et ami intime d’à peu près tout ce que le pays compte comme artistes en vie.
« J’avais 18 ans que je suis arrivé de Salvador. J’habitais près de la plage. J’ai passé une décennie à traîner avec les fils à papa de la zone sud, à fumer, à glander. Mais tu peux pas rester toute ta vie sans bosser.
Un autre truc qui me fait chier à Rio : les femmes – bon, les hommes aussi – les femmes qui ne sont obsédées que par leur corps. C’est le symptôme d’un individualisme très puissant. Une existence consacrée à ses cheveux, son poids, ses habits. Ici personne ne veut rien apprendre.
J’ai monté des ateliers photos, à São Paulo. A chaque fois j’avais seize élèves, alors qu’ici, pas moyen de réunir une classe. C’est la différence entre business city et la party city... J’ai coutume de dire que la femme carioca a deux culs : un au bas du dos et un dans le crâne. C’est pour ça qu’elle a de la merde plein la tête. »
Dans quelques mois paraîtra son prochain livre, Architecture du temps. Un bouquin qui reprend ses photos, réalisées pour une expo itinérante qui a connu « un vif succès... Regarde dans Google, tu en as dix pages... »
C’est un catalogue artistique et moral : des portraits d’inconnus et des visages de stars (Chico Buarque, Maria Betânia...) qui refusent de se faire lifter, de se piquer au botox. « C’est un travail sur la beauté de l’authentique. »
« J’ai commencé la photo petit, mais j’ai arrêté pendant très longtemps. Ca ne fait que 15 ans que j’y suis revenu. Entre temps... J’ai été dans la production de spectacles : TIM, free jazz festival, des concerts, de la danse. J’ai été impresario pour plusieurs chanteurs. J’ai géré la programmation d’une boîte de nuit. J’ai aussi eu un très bon studio de répétition et d’enregistrement, avec tous les instruments à disposition... Toute ma carrière à Rio.
Je pense à me barrer, maintenant, mais j’ai deux enfants en bas âge, alors je ne sais pas. Je rêve de pays étrangers, le Canada. La Hollande. Ils sont plus permissifs, là-bas. »
« Un truc qui n’existe qu’à Rio : la culture des botequins. Tu vas dans un de ces petits bistros, tu partages une bière et en une demi-heure, tu es intime avec tous les autres clients. Et ça vaut pour tous les autres commerces. Les rencontres se font dans la rue, dans les lieux publics.
Les cariocas ne se rendent pas visite à la maison. T’as beau leur dire ‘passe chez moi quand tu veux’, tu peux être sûr que personne ne viendra. Ils sont froids, distants, c’est difficile de lier des vrais relations amicales. Ils paraissent très ouverts, mais ils créent en réalité des petits cercles clos, où il est très difficile d’entrer. Les étrangers s’intègrent mal.
A São Paulo, ça marche beaucoup mieux. Il n’y a pas ce racisme envers les ressortissants d’autres états, tout ces préjugés. Anes bahianais... A Rio, un type qui travaille dans la construction on l’appelle Paraiba. C’est le nom d’un état, merde, pas d’une personne... »
Il rallume un cul de joint qui traînait dans le cendrier, du bout des doigts pour ne pas se brûler. Tire dessus à pleins poumons, tousse un peu.
« C’est à Rio que vivent tous les artistes du pays : musiciens, acteurs, écrivains... Pour ça, j’ai coutume de dire que c’est une ville plus culturelle que São Paulo. Parce que c’est ici, ici même, que tout le monde habite.
Tiens, tu vois cet arbre, juste là ? Chaque matin, je vois des singes qui y passent. Des gros singes.
Il n’y a pas une ville au monde où il y ait une nature aussi... exubérante.
Exubérante ?... Exubérante !
Ha ha ha... »
André collectionne les vidéos débiles, que des amis du monde entier lui envoient par Internet. L’entrevue l’ennuie : il m’en montre une bonne dizaine – pubs allemandes salaces, clips vidéogags – avant d’estimer qu’il est temps pour lui de se mettre au boulot.
Je sors par la porte des domestiques, saluant au passage la vieille en train d’essuyer la vaisselle.
Ipanema, lundi 9 octobre 2006
Maurício m’a donné rencard place du General Osório, hot spot du quartier chic d’Ipanema. Faute de moyens, on s’installe à la terrasse d’un bistro franchisé spécialisé dans les jus de fruits, fast food de nectars exotique. On y prend deux petits cafés même-pas-expresso sur un coin du trottoir.
« J’ai écrit un nouvelle sur Rio... A Paris il y a la tour Eiffel, à Londres Big Ben, à New York... et à Rio le Christ Rédempteur. Qui est une image religieuse. C’est bizarre, quand on y pense, ce rapport entre l’identité symbolique de la ville et le divin... Je dis pas que ça me choque, ou que ça me dérange, mais c’est curieux...
J’ai réalisé ça l’autre soir chez Luis – tu connais Luis ? – on discutait à bâtons rompus, comme toujours, littérature, philo, que sais-je, et quelqu’un défendait la fameuse thèse du ‘Dieu est mort’, alors j’ai dit ‘N’importe quoi, regarde, il est là-haut sur le Corcovado’... C’est étonnant ces choses que l’on oublie : que le Christ c’est le Christ, qu’on est en 2006 après sa naissance... Grâce à ça, Rio est une ville monumentale, elle a son monument symbolique, pas comme São Paulo, je crois pas... Tu prends tes notes en français ? »
Maurício a ce débit torrentiel et confus des gens qui parlent au fil de leur pensée, une pensée foisonnante bourrée de coq-à-l’âne. Il a 23 ans, porte la barbe et les cheveux longs (il ressemble un peu au Rédempteur, l’air de rien).
« Rio devient de plus en plus religieux, les cinémas continuent de fermer, remplacés par des temples, des églises. Aux élections, les gouverneurs font du clientélisme, recrutent sur leurs parti pris chrétien. A Olária ils ont même construit un building démesuré, une super cathédrale de l’Eglise Universelle... C’est inquiétant, cette connivence entre politique, religion, économie. Mon arrière-grand-mère est ultra catholique, elle a fêté ses 95 ans hier mais elle continue d’aller tous les dimanches à la messe, en taxi, t’imagines pas comme c’est compliqué. Moi je suis à peine baptisé, je crois que ma mère suivait les préceptes jusqu’à l’adolescence, mais je suis quasi athée. »
« La nouvelle que j’ai écrite faisait à peu près comme ça...
C’était à l’époque où je me suis fait la plupart des amis que je vois maintenant, on allait tous ensemble traîner au centre commercial, à débattre. On avait des conversations assez en décalage, hostile à ces endroits, mais l’air de rien les shoppings sont des espaces de liberté. Tu peux y entrer habillé comme tu veux, rester assis des heures sans rien payer, aller au cinéma, boire un coup, même acheter un truc si tu en as envie... C’était un jour au Botafogo Praia Shopping, il y avait cette espèce de musique de fond et du coin de l’oeil j’ai vu un mannequin danser. C’était un mannequin féminin, avec une perruque des lunettes noires, ça a duré qu’un instant, une seconde j’ai cru qu’il était vivant... Ca m’a fait réfléchir. C’est comme si les habits, les cheveux, les lunettes avaient suffit à lui donner une personnalité, une âme presque... J’ai fait le parallèle avec le Christ du Corcovado, ce symbole de vie éternelle, cette statue qui pourtant paraît bien plus inerte.
L’histoire que j’ai écrite était le monologue intérieur d’un type, son mariage bat de l’aile, il sort de chez lui et il voit la statue sur le Corcovado, se souvient des promesses d’amour éternel qu’ils avaient fait au Rédempteur. Plus tard il se retrouve devant la même vitrine que moi et reste là à regarder le mannequin danser... Ca s’appelait L’Homme de verre, je crois, à cause du reflet dans le vitre. Un peu n’importe quoi....
J’ai fait lire l’histoire à Luis et il m’a dit ‘c’est bizarre, on ne dirait pas que ça se passe à Rio’. Et c’était vrai, parce qu’à chaque fois que je parlais du Christ Rédempteur, j’ai juste écrit le Christ...
Je n’aime plus trop cette histoire, en fait. »
Il y a quelques mois, Maurício a publié un premier recueil de poésies. Il pige aussi au cahier culturel du quotidien o Globo, fait des critiques de bouquins de Pessoa, de Jacques Roubaud.
« J’ai vraiment très peu voyagé. Une fois Belo Horizonte, Vitória pendant deux heures, quelques jours à São Paulo l’an dernier.
Tiens, un truc sur São Paulo : je me baladais sur l’avenue Paulista, qui est un peu leur Rio Branco, une grosse artère du centre d’affaire, et je me disais ‘c’est incroyable comme ces gens sont beaux’...
Ca peut paraître bizarre, mais je trouvais les gens vraiment mieux qu’à Rio. C’est mon père qui m’a expliqué pourquoi. L’avenue Paulista, c’est le coeur du quartier d’affaire, mais aussi le centre culturel de la ville, c’est plein de théâtres, de clubs, de restaurants. Contrairement au centre de Rio, la moitié des gens qui y transitent ne sont pas là pour bosser. C’est pour ça qu’ils paraissaient moins laids !
J’aime vraiment ça, l’activité, la frénésie dans la rue. J’ai grandi à Tijuca, qui est à peu près ce qui peut se faire de plus mort ici, mais j’aimerais déménager. Botafogo, Flamengo, un quartier animé jour et nuit, avec des gens qui passent sur les trottoirs. Je vais aussi présenter un dossier pour le concours de Normal Sup’. Ca serait terrible de pouvoir aller faire mon Master en France... »
Nul doute qu’il y aurait un franc succès. En plus d’être brésilien et très cultivé, Maurice est fort joli garçon, sait jouer de deux ou trois instruments et danse le forró comme un dieu.
« Il y a un truc à Rio, qui est général au Brésil mais qui est encore plus visible ici : on est fasciné par nos propres chameaux... Comment dire...
Tu connais Borges ? Il a écrit un texte sur le Coran, dans lequel un personnage s’étonne qu’il n’y ait pas de chameaux dans le livre sacré, que jamais le mot n’y soit écrit. Ce qui est normal, en réalité : Mahomet était chamelier, les gens pour qui il écrivait vivaient avec des chameaux, ils n’avaient aucun besoin d’en entendre parler... La théorie de Borges est qui si un anglais avait du écrire ce même Coran, il aurait rempli le bouquin de chameaux...
Ces chameaux symboliques prennent de plus en plus de place dans la culture carioca. On cultive sciemment nos propres curiosités.... Prends le renouveau du sambinho, cette forme chantée de la samba, il est accompagné de tout un discours sur ‘rechercher nos racines’, d’une vraie passion pour ce qui est ‘roots’. Le funk do morro, c’est exactement la même chose. On se fascine pour nos particularismes, notre typicité, nos propres chameaux nous émerveillent.
En ce moment, il y a encore plus fort, il y a le jongo, une danse syncrétiste afro-brésilienne. Ca vient du Maranhão à l’origine, mais là-bas ça a complètement disparu et les pas ne sont plus guère enseignés et dansés qu’ici, à Jacarepaguá. Du coup c’est devenu la dernière attraction pour les cariocas à la page. Il y a des rodas les jeudis soirs, sous les arcs de Lapa... »
« Tiens, pour t’expliquer ce rapport bizarre que j’ai aux chameaux : l’autre soir on traînait à Lapa avec des potes et ma copine. On prend une bière à un kiosque et un des mecs avec qui j’étais sort de sa poche un cédé de Mister Cat, le DJ de funk, pour que le type qu’il nous le passe sur sa chaîne. Du coup tous mes amis se sont mis à danser, à chanter les paroles, avec un vrai enthousiasme... Je peux vraiment pas entrer là-dedans, c’est physiologique : ce rythme minimaliste, ces imbécillités monocordes... Du coup je suis parti un peu plus loin, et suis tombé sur une roda de jongo.
Au bout de dix minutes à les regarder danser je me suis rendu compte que c’était la même chose que le funk ! Le rythme est un chouia plus intéressant, mais les paroles sont aussi creuses et répétitives. La seule différence c’est que le jongo tu le regardes, tu ne participes pas. Il n’y a que ceux qui savent les pas qui entrent dans la roda... Il y a bien eu une vieille bourrée qui s’est incrustée, mais elle faisait des mouvements de macumba, à tel point que ceux qui y croyaient pensaient qu’elle avait ‘reçu’, qu’elle était possédée... D’ailleurs, la macumba, voilà encore un chameau bien de Rio.... Ils l’ont virée pour ne pas qu’elle gêne la danse. Enfin, tout ça pour te dire que c’est bien la même chose.
Et le pire, peut-être, c’est la samba tradition. Toutes ces écoles qui défilent au sambodrome, qui ouvrent leurs locaux de répétition, prétendant assurer une continuité historique... Mais si tu vas au Salgueiro, à la Mangueira, il n’y en a que pour l’anglais. Tu connais cette expression, pra o inglês ver ? Pour que l’anglais le voie... C’est ce qui arrive à une bonne partie de notre culture.
De beaux chameaux pour les anglais... »
Lorsqu’on se sépare pour affronter, chacun de notre côté, une heure et demie d’embouteillages, Maurício promet de trouver un moyen de me faire parvenir un exemplaire de son bouquin.
Santa Teresa, dimanche 4 mars 2007
Le Juarez est un bar en béton, un gros cube ouvert sur toutes ses faces, une terrasse plantée à flanc de morne. Un hamac est accroché au milieu de la piste de danse, déserte ce soir. Deux couples, seuls clients dominicaux, sèchent des bières en parlant avenir. Les vendredis et samedis soirs, c’est une autre affaire, ce bistro planqué au fin fond de Santa Teresa, entre un ancien château du Vatican et les favelas sylvestres de Paineiras, devenant point de sortie, point de ralliement.
Les toilettes, bâties sur un surplomb, offrent une des meilleures vue de la ville : deux pans de montagne couvert de jungle, qui se rejoignent à la sortie d’un tunnel. Voie rapide, grouillement de la zone nord, long trait du pont pour Niteroi et grues du port, au loin, dans les brumes de mer orangées de pollution.
« Non, je suis pas employé ici. C’est moi le propriétaire. Mon père m’a confié la gérance. »
Felipe a dix-sept ans et une bonne trogne d’honnête ado. Comme la soirée est calme, il en profite pour faire des tours sur mon vélo, monter la colline, dévaler en roue libre. Puis il le passe à un de ses acolytes, un cousin ou un associé.
« Rio ? C’est génial. Les plages, les femmes, le soleil. Quand il pleut, bon, j’aime pas trop. Mais je profite comme il faut quand il fait beau.
Je suis né et j’ai grandi à Santa Teresa. J’y ai passé toute ma vie. La matin je vais à l’école, là en bas, à Tijuca. Je viens d’entrer en seconde. Après, l’an prochain, je sais pas ce que je vais faire. Il y a beaucoup de travail ici. Il faut que j’engage les groupes de forró qui viennent jouer, que je gère l’équipe...
Pendant que mon père est absent, c’est moi qui suit responsable de tout. »
Felipe a l’air sympa, mais reste soigneusement sur ses gardes. Il a cette pudeur professionnelle des gérants de bistros, habitués à entendre des ivrognes déballer leur vie. Même quand je le presse de questions, il ne cède pas d’un pouce.
« Une histoire qui serait arrivée ici ? Bon.
L’autre soir, vers quatre heures du mat, il y avait un mec complètement bourré sur le mur, là, à côté. Il est tombé, la tête la première. Il était presque dans le coma, mais il s’en est sorti, sauf que maintenant il est devenu un peu débile. Je le connaissais pas avant, mais je te prie de croire que maintenant il est célèbre dans le coin. Il était plein, il est monté là-haut, il a dû s’endormir, et voilà... »
« Je connais pas mal le Brésil. Avec ma famille, on voyage tous les étés : tout le Nordeste, le Rio Grande do Sul... On a une maison dans le Minas, aussi. J’aime bien aller voir ailleurs. Mais c’est ici que je veux rester. »
J’essaie une nième fois de l’amener à quitter les chemins du cliché. Mais il ouvre les bras, paumes tournées vers moi, pour me montrer qu’il ne cache rien. Et, avec un grand sourire :
« Je n’ai rien à déclarer. »
Il ne reste donc qu’à imaginer. (Que son père absent est en fait en prison.) (Que Felipe est un simple serveur que la mythomanie rattrape les dimanches soirs.) (Qu’il est le riche héritier d’une fortune minière et qu’il réside quelque part, dans les palaces baroque de Santa Teresa.)
Le Juarez est perché si haut que, lorsqu’on en redescend à vélo, on croit s’envoler à chaque lacet de la route. Il y a une grosse lune, pleine et rousse, au-dessus de la baie de Botafogo, et des champs de petite lumière semés alentour.
Botafogo, dimanche 11 mars 2007
L’immeuble de Jean et Viviane figure sur une moitié des cartes postales de Rio, juste à côté du building Coca-Cola de la plage de Botafogo : bateaux de plaisance, Pain de Sucre, Corcovado. Dans leur appartement il fait toujours frais et un peu nuit, bénédiction des matins de gueule de bois.
Ils ont été les intercesseurs de mon entrée au Brésil. Jeune couple d’étudiants, lui français, elle brésilienne, ils élèvent en deux langues Diguinho, le fiston de Vivi, qui va sur ses cinq ans. Ce matin, avec moi, ils parlent en français.
« Je peux tout raconter ? Même des trucs sans rapports, décousus ? J’ai une histoire sur la violence à Rio.
En fait j’ai jamais vécu la violence, sauf une fois, et c’était pas réellement violent. C’était la première année où j’étais là, en échange universitaire. Ca s’est passé place du General Osório, il faisait beau. Je vois un groupe en cercle dans un coin et je m’approche, je me dis qu’il doit y avoir un footballeur en train de faire de la jonglerie, ou un truc comme ça.
Mais au milieu de l’attroupement, il y avait deux types, des Noirs, qui tabassaient un troisième gars. Et toute l’assemblée autour était composée de Blancs, qui regardaient sans rien faire, vaguement amusés. A ce moment là, deux autres mecs arrivent avec une corde, une grosse, façon cordage de bateau. Ils prennent la victime et ils la ligotent, à la old school, ils la saucissonnent, puis l’embarque sans esclandre vers le Cantagalo. Enfin, ils sont en tout cas parti dans la direction de la favela. Et personne n’a réagi !
C’était une expérience bizarre... Ca n’était pas très violent, même le tabassage avec quelque chose de gentil... C’est plus tard que ça m’a vraiment choqué. »
Cette année-là, Jean a rencontré Viviane. Puis il est rentré en France terminer ses études, avant de revenir ici pour de bon. Vivi habitait alors chez sa mère, dans la Zone nord.
« Je pourrais dire plein de chose, je sais pas.
Une expérience frustrante, à la plage. Une fois j’y suis allé avec des amis, sans que ma mère le sache. Il y avait un espèce de tournoi sur la plage de Barra, un championnat de je ne sais plus quel sport, et la mer était très violente. A peine j’étais dans l’eau qu’une vague m’est passée dessus et, en refluant, m’a tiré vers le large. Moi je sais nager, mais je me suis retrouvé au loin, avec une copine qui ne savait pas, et qui a commencé à paniquer. J’ai essayé de la porter jusqu’au bord, mais elle se débattait et c’était extrêmement fatiguant.
Heureusement, un surfer qui attendait sur sa planche est venu jusqu’à nous et l’a prise avec lui. Seulement, une fois qu’il a été parti, je me suis rendue compte que j’étais trop épuisée pour nager jusqu’au rivage. Et j’ai commencé à crier.
L’hélicoptère est venu, il m’a ramassé dans le filet et m’a déposé sur le sable. Le problème c’est qu’à cause du championnat, il y avait la télé, et que je suis passé aux infos. Et que ma mère l’a vu. C’était marrant de prendre l’hélico, mais une fois sur la plage on rigole moins : les maîtres nageurs t’engueulent, ils te font vraiment chier...
Et puis quand je suis rentré à la maison, ma mère m’attendait sur le pas de la porte. »
J’ai interviewé, pour ce projet, un certain nombre de leurs amis, de leurs proches. A chaque fois, Jean me reprochait de ne pas encore les y avoir inclus. Maintenant que l’heure est venue il a l’air tout excité, intarissable.
« - Des choses qu’on m’a raconté sur Rio... Laisse-moi réfléchir. On raconte notre mariage ? Parce que c’était marrant, hein. ‘Oui, on va faire une toute petite fête, deux trois invités chacun, les amis les plus proches, les cousins’...
- Attends. Toute ma famille n’est pas venue ! Les tantes du côté de ma mère...
- Tes tantes elles voyagent pas, eh !... Chaque fois qu’on en reparlait, la liste d’invités augmentait...
- Mais on a pas payé les bières !
- Au final on avait quoi ? Mille salgadinhos, deux cent bières, les oeufs... Et puis pour la cérémonie, on avait bien convenu : pas de mariage religieux.
- Mais c’était pas religieux ! Personne a parlé de Dieu !
- C’était quand même bien bien traditionnel, avec l’autel, les serments mutuels, Vivi en pleurs.
- Jean aussi ! Jean aussi !
- Moi j’avais surtout peur, j’avais le trac, je devais jouer une bossa, Eu sei que vou te amar... J’étais impressionné.
- Mais c’était beau ! Tout le monde m’a dit que c’était le plus beau mariage qu’ils avaient vu ! Tout le monde pleurait... Merde, à un mariage ?!
- On avait du louer des tables. Au final on était combien ? Quatre-vingt personnes ?
- Moi j’ai bien aimé. On a gagné plein de cadeaux.
- Ah, et puis avec leur tradition pour le marié d’aller de table en table, que tout le monde te paie un coup... Quand je suis arrivé devant le gâteau, j’étais déjà à genoux. Et puis après, je sais plus qui m’a mis au défi de vider cul sec la bouteille de champagne.
- C’était moi...
- Et ensuite, je me souviens plus de grand chose...
- Moi non plus !
- Si, à minuit il s’est mis à pleuvoir. On est rentré à l’appartement dans la voiture d’Alfredo, qui nous a un peu piqué la vedette parce qu’il parlait tout le temps. En descendant, je crois que je me suis explosé le tibia contre la grille qui protégeait un arbre... Ah, et après j’ai commencé à tout déballer à Alfredo sur Vivi, j’ai commencé à ruminer des pensées négatives. Je crois que j’ai insulté la mariée, aussi. Ensuite, vers 6h du mat je me suis réveillé, j’étais tout seul dans le salon, couché contre la porte avec encore la main sur la poignée, et j’entendais Viviane qui m’appelait. Je lui ait dit que je voulais rester là, qu’elle me saoulait. Je me suis réveillé une deuxième fois à deux heures de l’aprème, et je l’ai retrouvée dans la chambre, effondrée, dans sa robe mouchetée de merde...
- ... et déchirée...
- ... il faisait plein jour, on était malade et on a passé le reste de la journée à s’engueuler.
- C’est pas vrai, on est allé manger. On avait gagné deux cent reais.
- Ah oui, les sous de la cravate. J’ai découpé m’a cravate en petits bouts, que les témoins ont vendu au cours du mariage, comme porte bonheur. En plus c’était celle de mon père !
- On a acheté plein de trucs chers avec. C’était très marrant. On était complètement dans le gaz. »
Jean et Viviane viennent de rentrer d’un séjour de plusieurs mois en France. Ils sont un peu pâlichons, mais ils ont l’air très contents d’être de retour : dans quelques jours lui reprendra la fac, elle se mettra à la recherche d’un boulot, dès sa cérémonie de remise de diplôme passés.
« Attends, faut que je t’en raconte une autre : la fête des quinze ans de la cousine de Vivi.
C’était dans un endroit très difficile d’accès, deux heures de bus (une heure et demie, corrige Viviane, on était allé au musée d’art moderne le matin et on avait mangé un potage de feijão). C’était dans la Zone nord, dans un quartier paumé. Quand on arrive : parc à la française, arbres taillées, fontaines pourries, un peu à la Minuit dans le jardin du bien et du mal. Plus loin, une énorme bâtisse coloniale. A peine arrivée, la grand-mère de Vivi me demande qui je suis, qui est Diguinho, puis elle m’engueule. Dix minutes après, elle recommence...
La bière ne coulait pas à flot, elle coulait par tonneaux ! Ils versaient les bouteilles dans des cruches de six litres qu’ils faisaient tourner. Tout le monde était bourré très vite, les cousins de Viviane me poussait à draguer leurs cousines... Et puis est arrivé le moment fort. Résonne une musique à la con de Beethoven, et un cousin de Vivi, le grand frère de l’anniversée arrive, en capitaine de bateau, tout en blanc, très classe, beau comme un dieu. Et il dit : ‘Aujourd’hui nous avons un invité spécial, un français qui est venu jusqu’ici pour danser la valse avec ma sœur’...
Alors je me suis retrouvé là, au milieu, avec cette fille très belle dans une robe bleue, bouffante, à arceaux, une robe Louis XIV, que tout ce cirque faisait chier. Et on a dansé pendant bien cinq minutes, sur du André Rieux. C’était la première fois que je dansais la valse !
Il y avait quoi, deux cent personnes ? Deux cent cinquante ? C’était marrant. Sauf quand on a du rentrer, parce que la tante qui avait promis de nous ramener était complètement pétée et qu’on a attendu un bus pendant presque deux heures avant de se résoudre de revenir en taxi. »
On finit le café, on en grille une. Ils ont l’air content de revenir sur ces histoires de fêtes cariocas.
Je propose à Viviane d’avoir le mot de la fin.
« - Je suis vraiment heureuse d’habiter à Rio. Je suis content de vivre ici. Je ne voudrais pas changer cette ville, pour aucune autre.
- Oui mais tu dis ça parce qu’ici les hommes sont richement membrés.
- Non, parce que je suis contente. Mais les hommes richement membrés, ça compte aussi !
- Salope.
- Oui. Salope ! »
Ca fait plus d’un mois qu’il n’a pas plu une goutte. Cet après-midi, nous irons tous ensemble à la plage.