Lagoa, mardi 2 mai 2006
Il fait froid. Comme chaque fois que ça arrive à Rio, les cariocas feignent de ne s’apercevoir de rien. On reste donc en short, en débardeur et en terrasse, tandis que la pluie glacée brumise la clientèle.
La Lagoa est un vaste lac d’eau salée, relié à l’océan par un canal et que remue seulement les plus fortes marées. On y fait de l’aviron. De nuit ou par mauvais temps, elle peut ressembler à un point d’eau de ville thermale, un peu Annecy, un peu Gérardmer. Tout autour, ont poussé dans les années 60 de grandes barres d’habitations modernes, formant un des parcs immobiliers les plus chers de Rio. Il y a de coquets espaces verts et des petits restaurants à deux pas de l’eau pour se prétendre à la campagne.
L’entrevue a été longuement préparée par Marcão, qui a accepté d’en choisir le lieu. Pour ne pas être à cours de récits, il a même fait quelques révisions historiques. Nous sommes trois à table : son épouse Jacqueline s’est jointe à nous et essaie de se contenir en picorant une pizza apéritive.
“ C’est le premier endroit auquel j’ai pensé pour ton travail. C’est un lieu important dans l’histoire de la ville, en général. Je m’en suis rendu compte en vérifiant quelques détails sur Internet aujourd’hui. Et puis il y a le lien personnel que j’entretiens avec la Lagoa.
Je connaissais déjà un peu les événements historiques : c’est un sujet que j’ai révisé pour un concours public auquel j’ai échoué, il y a quelques années. Suite à ça, j’ai passé un autre examen et ai été pris au Trésor Public. J’ai du partir habiter à Campos, dans le nord de l’état et ma vie de couple est devenue très compliquée. Je divorçais de ma femme, j’étais déjà avec Jacqueline, qui divorçait de son mari, et on vivait séparés du lundi au vendredi. Les week-ends, on se retrouvait ici, parfois avec nos enfants, et toute la semaine je rêvais de la Lagoa. Je rêvais du jour où je pourrais me marier, demander ma mutation et revenir habiter à Rio.
Le plus bizarre, c’est que tout ça c’est bel et bien produit. Je suis de nouveau carioca depuis 2002. Et cette sensation me reste, elle ne s’est pas évanouie. ”
Jacqueline rigole :
“ Imagine, le lieu de ton grand amour qui tombe le jour de l’examen ! ”
Ils ont tous les deux la quarantaine et ne se ressemblent en rien. Jacqueline, ou Jaque, est petite, expressive, presque toujours ivre, intarissable. Marcos, dit Marcão, est grand et discret, d’une élégance britannique, attentif et mesuré. Personne n’a parié un kopeck sur eux quand ils se sont mis en couple. Ils ont l’air drôlement heureux, aujourd’hui.
Lui reprend son histoire, concentré :
“ En plus, l’histoire de la Lagoa, a à voir avec toi aussi, dans un sens. Au seizième siècle, les bords du lac étaient habités par les indiens Tamuyos, qui essayaient de résister aux colons portugais. Ceux-ci avaient planté de la canne dans toute la région, là où se trouvent maintenant Ipanema et Leblon, et jusque au pied des mornes. Le problème, c’est que les Tamuyos, organisés en confédération, s’étaient alliés avec les Français, qui prétendaient encore récupérer le contrôle de la colonie. Cela faisait déjà une vingtaine d’années que la troupe résistait, depuis leur bastion de Cabo Frio, avec l’aide des indigènes.
Alors est arrivé le gouverneur Antônio Salema – j’ai révisé ! – qui a consacré toute son énergie à expulser ses derniers pour étendre les plantations. Avec une petite armée, et les réservistes de São Paulo et São Vicente, il est parvenu à les repousser vers l’intérieur des terres et, une fois la place nette, a fait construire des manufactures de raffinage.
C’est là qu’intervient un détail sordide. Pour mieux accélérer la déroute de ses ennemis, le Gouverneur dispersa une nuit des centaines de vêtements tout autour de la Lagoa, que les indiens s’empressèrent de piller et de mettre. Ils étaient infectés par le virus de la variole. ”
“ Putain ! Mais c’est de la guerre bactériologique ! ”
“ Plus tard, Antônio Salema a vendu ses manufactures à un type, dont la veuve épousa Rodrigo de Freitas alors qu’il n’avait que 18 ans. A l’époque, la Lagoa faisait deux fois la taille qu’elle a aujourd’hui, et les terres héritées par Freitas allaient jusqu’aux plage, jusqu’à Leblon. Le lac a gardé son nom, il s’appelle encore aujourd’hui Lagoa Rodrigo de Freitas.
Au début du 19ème, quand Dom João du Portugal est venu s’installer au Brésil, fuyant l’armée de Napoléon, il essaya de moderniser les usines de canne, de bâtir un pôle industriel. Il pensait faire une sorte de révolution industrielle à Rio, mais il finit par déménager la plupart de ses projets plus au nord, près de Petrópolis. De nouveau, au début du 20ème siècle, on implanta de nouvelles usines, de textile cette fois-ci, au bord de la Lagoa. ”
“ Il y avait plein d’usines à l’intérieur de Rio, ça se voit au nom des quartiers. Surtout dans la zone nord. Realengo, c’est la contraction de real de ingenieiro (ingenieries royales). Engenho Velho. Tijuca. Même Muda vient du nom d’une entreprise viticole. ”
“ Et puis, dans les années 30, 40, quand les usines ont commencé à fermer, ça a été le début d’un boom immobilier qui a failli assécher la Lagoa. Pour assainir les eaux et gagner du terrain, les entrepreneurs n’arrêtaient pas de remblayer, de combler le lac. La préfecture a passé des lois pour empêcher les constructions sauvages et les prix ont commencé à grimper. Au moins , la taille de la Lagoa a cessé de se réduire. Ils ont rasé la favela qui couvrait le Morro das Catacumbas au moment où se construisait la Cité de Dieu.
Et dans les années 60, des investisseurs plus puissants ont réussi à faire assouplir les lois d’urbanisation du quartier et en on fait ce qu’il est maintenant. ”
Marcão et Jaque habitent au fond de Botafogo, près d’Humaitá. A un quart d’heure de marche, à peu près. Ils viennent souvent ici le week-end avec leurs cinq enfants – dont un qu’ils ont en commun, et deux adolescentes prénommées Clara.
“ Tout est beau, ici. Les immeubles. Les montagnes. Les reflets dans l’eau. C’est un endroit historique et un endroit plein d’histoires. C’est l’endroit de notre histoire. ”
Puis, bien sûr, une fois que j’ai refermé mon cahier et que Marcão se sent plus à l’aise, comme si je l’avais soumis à une dure épreuve, les voilà qui se mettent à parler de ce qu’ils aiment vraiment, de ce qu’ils partagent. Leur rencontre, leurs enfants, les longues années de galère pour parvenir à vivre ensemble. Et les quatre heures de route qui séparaient Rio de Campos, quand Marcos faisait la navette quatre fois par semaine. Et l’accident de voiture qui l’a convaincu de ne plus prendre que le bus.
Mais je n’ai rien noté de tout ça.
Je suis à l’arrière d’un monospace, coincé contre un siège auto. Ils me ramènent à la maison après un bon repas. Jacqueline, au volant, se tourne vers moi pour une dernière anecdote :
“ Le château que j’ai préféré en France, c’est Azay-le-Rideau. Je l’avais vu en rêve avant d’y aller.
J’ai mis un moment avant de réaliser pourquoi j’avais l’impression de déjà connaître tout ce que je découvrais au cours de la visite. Et puis je me suis souvenue du rêve, et dans ce rêve je m’étais promenée jusqu’au fond du parc, et j’étais entrée dans une chapelle de pierre.
En ressortant, j’ai demandé au guide :
- Qu’est-ce que c’est, là-bas, sous la végétation ?
- Je ne suis pas certain, Madame, mais je crois que sont les ruines d’une ancienne chapelle. ”
Ipanema, mercredi 20 septembre 2006
Je suis venu jusqu’au poste 8 à vélo pour interviewer un jeune vendeur de plage que je commence à connaître. La journée est couverte : je ne trouve que le patron sous la tente en plastique blanc, veillant sur ses piles de chaises longues et de parasols à louer. Il est l’un des deux ou trois cent vendeurs sédentaires, essaimés sur les douze kilomètres de sable qui courent de Leme à Leblon. Comme ses collègues, il règne sur un vrai trésor de pirate : un isopor de polystyrène où les canettes de bières, les boîtes de soda et les noix de coco gelées barbotent en attendant leur heure. La plage est presque déserte, snobée des cariocas. Il n’y a qu’une paire de Bahianais et un groupe d’Angolais pour s’étaler en maillot sous le ciel gris.
« Tu veux vraiment écrire un texte sur moi ? Je te préviens, ton petit carnet n’y suffira pas !
Ecoute. Je suis arrivé ici pour la première fois dans les années 60, pour un chantier. J’ai bossé cinq mois à creuser un canal d’irrigation, à forer le tunnel de Jacarepaguá. J’habitais le Morro do Alemão, à l’époque. Quand ça a été terminé, je suis rentré à Belo Horizonte, où j’ai construit ma maison. Ensuite je l’ai revendue et avec les sous, je suis revenu vivre ici.
Je suis retourné dans la favela, j’y ai ouvert un bistro. Je faisais un peu de tout, des boissons, des snacks, tout servi sur le comptoir. Je suis resté trois mois. J’ai pris six balles. J’ai cru que j’étais mort. »
Custódio me montre les cicatrices : deux sur la jambe droite, une dans la main gauche, une près du cou.
C’est un noir solide aux cheveux très gris. En forçant le trait, on lui donnerait cinquante ans. Demain, pourtant, il soufflera soixante-dix-sept bougies.
« Ils ont tiré dans le bar à soixante-cinq reprises. Des bandits, drogués jusqu’aux yeux.
Alors je suis rentré à Belo Horizonte pour me faire soigner. Ca a été compliqué. Pendant trois mois j’ai marché avec des béquilles. J’ai eu des problèmes à la colonne. J’ai été malade. On m’a retiré la vésicule. J’avais 35 ans.
Je me suis remis à bosser un peu, là-bas, dans un bar, de nouveau. Et puis je suis parti pour São Paulo, où j’ai vendu des habits pour enfants, du fromage... J’ai toujours préféré le commerce, je ne supporte pas d’être salarié. Je n’arrive pas à me faire aux patrons.
En 81, je suis revenu à Rio. J’ai remonté le Morro do Alemão et suis devenu vendeur sur la plage, au poste 8. Maintenant, ça va faire 26 ans que je travaille au même endroit. Bon, j’ai déménagé pas mal à Rio, de favela en favela.
Ma vie n’est ni bonne, ni mauvaise. J’ai des soucis, à cause de mes deux femmes, mais sinon ça va. Je suis propriétaire de ma maison, je ne paie plus que le loyer de mon ex, je touche une petite retraite. Je travaille tous les jours, sauf quand il pleut, j’aime mes clients.
Si Dieu le veut, ma vie va continuer de s’améliorer. Il faut parler au Dieu des pauvres, tu sais, c’est lui qui m’a toujours écouté. »
A côté de nous, compagne des jours pluvieux, il y a une vieille à qui je n’ai pas été présenté. Elle, en tout cas, paraît son âge. Et fronce les sourcils chaque fois que Custódio évoque ses frasques.
« Un coup il y a eu une grande marée à Ipanema. C’était en... laisse-moi réfléchir... en 2001. La vague a emporté toute la plage, depuis l’Arpoador jusqu’au poste 9. On s’est pointé un matin, plus rien : la chaussée tombait droit dans la mer. Pendant quelques jours, on n’a pas pu bosser.
Et puis ils ont remblayé. C’était incroyable. Tu sais combien de camion de caillasse ils ont vidé ici ? 150. Et ensuite ils ont remis le sable. Ils envoyaient des barges de quatorze mètres draguer le fond de la mer là-bas, près des îles. 300 camions, ils ont déversé par-dessus.
On en a eu une autre cette année, mais pas de la même ampleur. Juste un petit creux dans la plage... »
« Rio ? C’est une super ville. Vraiment. C’est juste une ville un peu... comment dire... »
La vieille s’en mêle :
« Dangereuse ? »
Custódio :
« Mais non... C’est une ville qui a beaucoup de traditions, disons. Il faut savoir y habiter. Mais une fois que tu sais comment ça marche, il n’y a pas de meilleur endroit. C’est comme une illusion. Si tu arrives à survivre, il n’y a pas une ville, pas une capitale au monde qui vaille Rio.
Moi je suis né dans le Minas Gerais, dans l’intérieur, près du Espirito Santo. J’aime ma terre. Mais j’aime autant cette ville. »
« Quand j’étais petit, je travaillais dans la ferme familiale. Mon père était bûcheron, il voulait m’emmener dans la forêt... je préférais rester à la maison. De 15 à 17 ans, j’ai été dans la sidérurgie. J’ai bossé cinq ans, ensuite, pour le Vale do Rio Doce. J’ai fait des chantiers. J’ai vendu un peut de tout de tout, dans ma vie. J’ai déménagé trente-cinq fois... Ma vie, il y aurait de quoi en faire une novela.
J’ai six enfants. Quatre avec ma première femme, deux avec la seconde. La plus âgée est née en 61. La plus jeune n’a que treize jours... Elle n’a pas encore de nom, on va aller la baptiser la semaine prochaine. Mais je sais déjà son deuxième prénom : Maria. Tu la verrais, elle est toute petite, comme ça... Et puis j’ai aussi élevé un de mes petits-fils, qui s’est fait assassiner il y a pas longtemps, et aussi un gamin que j’avais adopté.
Tu vois, j’ai eu une vie difficile. Mais je ne suis pas mort ! Le jour où Dieu vient pour me dire ‘on y va’, je partirai heureux. J’ai déjà bien profité de la vie. J’ai couché avec plein de femmes, je te jure. »
La voisine se renfrogne à nouveau, finit par craquer :
« T’es un vieux cochon, oui. Larguer sa femme quand elle devient vieille pour se mettre en ménage avec une gamine... »
« Ca n’a rien à voir. Ma femme, je l’ai quittée parce qu’elle buvait. Quand tu te pointes au pieu et qu’elle est là, à ronfler la bouche ouverte et la bouteille de cachaça à la main, il n’y a rien que tu puisses faire.
Tu vois fiston, quand je l’ai épousé c’était déjà une ivrogne, je savais à quoi m’attendre. Et je l’aime encore, ma femme. Je les ai toutes aimées.
Il y a un seul truc que je fais pas, c’est claquer tout mon argent avec les putes, comme certains de mes amis. Même quand je suis célibataire. Ca ne me dit rien. »
Custódio regarde un moment la plage, sa plage où, par beau temps, le vieux mineiro fraie avec la jet set du monde entier.
« Le matin je me lève et je me dis : je vais à Ipanema. Je vais retrouver les copains.
Ca vaut mieux que de rester à la maison toute la journée, pas vrai ? »
Ilha da Gigóia, samedi 23 septembre 2006
Les cariocas n’aiment pas parler de l’Ilha da Gigóia, même entre eux. C’est une sorte de secret, que l’on ne divulgue qu’à ses proches, au moment où ils désespèrent de Rio. C’est comme un rêve... Et effectivement, personne ne viendrait à soupçonner l’existence de cette île paradisiaque, dans la lagune de Barra da Tijuca. Il faut descendre l’Avenida das Americas, mall strip hideux de l’un des quartiers les plus chics, laids et modernes de Rio. Derrière le bâtiment cubique d’un siège d’assurance, au bout d’une allée qui semble une impasse, on découvre un petit ponton de bois. De là, des vaporetos tropicaux vous font passer le bras d’eau et vous mènent sur cette île sans voiture, cachée dans la mangrove. Ici vivent, dans des conditions idéales et pour des loyers dérisoires, la frange la plus discrète de la bohême carioca.
Markus a rencontré Adriana le jour où elle emménageait ici. Il y a gagné une épouse, une fille, une maison sous les arbres qu’il s’apprête pourtant à quitter. Dans quelques semaines, toute la famille déménage à Paraty, port historique à une centaine de bornes, où est amarré le voilier.
« Ca fait douze ans que je connais Rio. J’adore cette ville. C’est un endroit magique.
Avant de venir ici pour la première fois, j’avais passé quatre mois en Amazonie, à Santarém. Et en arrivant, j’ai eu l’impression de découvrir comme une super réalité, un concentré de Brésil. J’ai vu... A Rio, il y a le meilleur et le pire du Brésil. C’est Fernanda Abril qui le chante. Tous les trafics, toute la violence, toutes les pires choses qui se passent dans le pays se passent ici.
Mais en même temps... Tout est extrême ici. Le bon comme le mauvais. Prends la beauté naturelle... c’est splendide. Il y a la plus grande forêt urbaine au monde et tout le monde s’en fout. La mer. Je veux dire, ici on profite de la plage, mais la mer, la forêt... Il y a tellement de ressources encore.
Et c’est cette richesse qui permet au carioca de supporter la vie, au quotidien. »
« Le côté obscur de la ville finit toujours par se rappeler à toi. C’est la façon dont les cariocas gèrent cet aspect là de la ville qui forme réellement leur identité... Ca fait six ans que je vis ici, et je ne peux pas penser que je suis carioca. Je les connais, je sais comment ils sont, j’essaie de faire comme eux, mais je n’ai pas leur aisance, leur talent pour résoudre les problèmes que posent cette ville.
Rio ce n’est ni les riches, ni les pauvres, ni les bandits... C’est un mélange de tout ça, une façon de combiner ces énergies, sans heurt. Le carioca n’a plus le déguisement de la caricature, les habits blancs, le chapeau de paille, mais il reste le même : un malandro, un arnaqueur, dans le bon sens du terme. Quelqu’un qui louvoie, qui traficote, qui finit toujours par se faire du tort, ou faire du tort aux autres, mais avec élégance, aisance. Avec grâce. »
Il doit être à la fin de la trentaine, au début de la quarantaine. Né au Canada de parents danois, il a vécu des deux côtés de l’Atlantique, en Australie, au Brésil. Il y a douze ans, avec trois amis, il est parti dans la forêt amazonienne, sans connaissance technique et presque sans ressources, pour y construire un bateau. Six ans de boulot plus tard, ils avaient accouché du superbe Tocorimé.
« La ville change. Il y a encore des quartiers de Rio où les mélangent s’opèrent, où les différents mondes s’influencent : Santa Teresa, le Centre, Lapa, Flamengo... Mais Barra – j’ai vécu à Barra trois ans – Barra, ça n’est plus la même ville. Tout est cher, les gens sont bien habillés, ils ont une, deux voitures. Ca ne me gène pas, je ne suis pas venu ici en me disant ‘oh, il me faut de la misère’, mais ça n’est pas Rio, tout simplement. La zone nord c’est pareil : des banlieues immenses, étouffées par le manque de possibilités, éloignées de tout. Il n’y a pas d’échanges.
Rio a trop grandi, il s’est démembré. Les organes sont de plus en plus séparés et commencent à muter. L’identité culturelle en souffre. Ce n’est pas que la nature recule, ou que la ville soit moins belle. Mais elle a perdu de sa cohérence. C’est pour ça qu’il y a des conflits, ici comme dans tout le Brésil : les gens ne se comprennent plus. Ils oublient à quel point ils ont besoin les uns des autres. Si tu retires une seule classe sociale, c’est le pays entier qui sombre. »
« Je ne sais pas, je n’y étais pas... Mais de ce que je sais du Rio des 50... La ville était la capitale du pays. On se réunissait Copacabana Palace. Rio était le centre culturel, politique, le lieu du pouvoir de tout le pays. Et le monde entier se retrouvait à Lapa.
Un demi-siècle après, il ne reste que des souvenir. Et aucune vision du futur. Ici, les grosses entreprises historiques stagnent, n’investissent plus. Elles ne font que lutter pour garder leur statut. Les nouvelles venues, qui veulent s’implanter pour défendre les traditions, se font aussitôt écraser. Les travailleurs de la classe moyenne n’essaient plus que de survivre, s’enrichir, suivre les modèles du premier monde : ils veulent la voiture, la télé... ils se foutent de savoir que leur culture vaut plus que tous les biens matériels. Et le travailleur pauvre, lui, n’a ni le temps ni l’énergie de penser à tout ça.
Il n’y a plus aucun plan global pour Rio. Il n’y a plus que des intérêts particuliers qui s’affrontent. Ils construisent le village olympique des jeux Panaméricains. Mais qui à besoin de ça ? Il est plus urgent de préserver ce qui existe déjà ici que de chercher à créer du nouveau. »
Sur l’Ilha da Gigóia, les enfants se baladent librement, s’invitent chez les voisins. Avec eux, la fille de Markus prend tout les soir un cours différent : un peintre lui apprend le dessin, un mestre de capoeira les bases de son art. Un professeur de yoga pour stars de novela lui fait même parfois des massages du crâne soporifiques...
« Je suis content de partir pour Paraty. Je sens que je vais adorer revenir à Rio en simple visiteur.
Tu vois, le Brésil m’a transformé. Vraiment. J’ai encore... ce squelette culturel, ces bases européennes et nord-américaines. Mais chaque jour qui passe, ma peau devient de plus en plus brésilienne.
Je me rends compte que j’ai beaucoup de chance. Ma vie n’est pas facile, mais j’ai appris à en profiter. Je ne suis pas aussi fort que les Brésiliens, pour ça, mais je m’entraîne. Il y a une chose que ce pays m’a appris : la patience. En Europe du Nord, au Danemark en particulier, la mentalité est de tout organiser, de tout planifier. Et ça marche. Mais quel est l’intérêt ? Tu te retrouves avec une vie déjà tracée. Pour quoi faire ?
Ici tu apprends simplement que tu ne changeras jamais le monde. Que la seule solution c’est de te laisser porter, de suivre le courant, de profiter de tout ce qui passe. »
La nuit tombe. Un chat entre – peut-être celui de voisin – par la porte restée ouverte. On salue le pilote de barque, qui a fini sa journée et rentre se poser dans son hamac. On est en pleine forêt, sur une île, au coeur d’une ville de douze millions d’habitants.
« Et puis, bien sûr, il y a le sexe. Cette ville, ce pays... Ca sent le sexe. Au quotidien. Au Danemark c’est une pulsion très réprimée. Au Canada c’est encore pire, le mot même est honteux. Alors qu’ici il y a ce jeu de séduction permanent, cette prise en compte du corps... Les gens se montrent, parce que tout le monde aime être regardé. Tout le monde veut qu’on lui trouve de l’intérêt. C’est vivifiant.
Mieux, c’est l’odeur de la vie, dans ce qu’elle a de plus animal... »
Laranjeiras, mercredi 27 septembre 2006
A la Tasca on boit de la Brahma à la pression (se o bar é bom, o chopp é Brahma). On y mange la feijoada le vendredi, de l’anguille à l’amazonienne, des pasteis de viande, de crevettes ou de coeurs de palmiers, de la soupe de haricots noirs feijão amigo. Le vieux Edgar, semi-patron du lieu, est toujours près de l’entrée à saluer les clients. Quand on lui demande quelque chose, il s’excuse, trop occupé, « même pas le temps de me gratter ! » Puis il retourne s’installer, sans se presser, dans la tache de soleil du perron.
Chiquinho est le diminutif de Chico, qui est le diminutif de Francisco. Ce Chiquinho ci est le meilleur serveur de la ville : il sait toujours, une dizaine de secondes avant vous, ce que vous allez lui demander.
« Rio ? Bon. Ca fait seize ans que je vis ici. J’y ai ma famille – ma fille a treize ans, déjà – ma maison... J’aime cette ville. C’est ici que j’ai tout obtenu.
J’ai grandi dans le Nordeste, dans un petit village de l’intérieur du Ceará. En arrivant à Rio j’ai d’abord fait la plonge. Ensuite j’ai été en cuisine et enfin je suis devenu serveur. Ca fait trois ans que je suis dans ce bar. »
Il n’a pas voulu s’asseoir et refuse, avec un sourire, de me raconter des anecdotes du bistro. Déontologie, secret professionnel.
« Tout est possible, ici. Grâce à Dieu, je n’ai jamais été au chômage. Bon, il faut voir aussi que j’avais des diplômes, j’avais fait des études pour être instituteur... Mais en arrivant à Rio, je n’ai pas trouvé de poste, alors j’ai commencé à travailler dans des bars.
Avant j’habitais au Catete, pas loin d’ici. J’ai déménagé pour Cajú.
Ma vie s’est bien déroulée jusqu’à présent. Tout ce que j’ai voulu, je l’ai obtenu. Je voulais que mes pieds guérissent, ils ont guéri. Je voulais être instit, j’ai obtenu le diplôme. Je voulais avoir plein d’amis... Je n’en ai jamais eu autant qu’aujourd’hui !
Je suis content, ici tout le monde m’aime bien. »
Chiquinho est plus que la mascotte de la Tasca. C’est une star dans le quartier. Les habituées lui font la bise, les piliers de bar lui demandent des nouvelles de sa famille. Des gens font le crochet juste pour venir le saluer.
« Je suis né avec les deux pieds tordus, je pouvais à peine marcher. C’est ma mère qui a réussi à me remettre droit, avec des pommades et des prières. Je n’ai même pas eu besoin de faire de chirurgie. Aujourd’hui, je travaille debout pendant des heures, sans problème.
Maintenant je me suis remis aux études. Je suis des cours d’informatique, d’anglais, de pub et de marketing. Je pense à ouvrir mon propre bar.
En janvier, je vais passer quinze jours dans ma famille, là-haut, dans le nordeste. Je vais voir s’il est possible de retourner m’installer là-bas.
Le seul problème, c’est que ma fille ne veut pas quitter Rio. Elle est devenue plus carioca que les vrais... »
Si Chiquinho s’en va, il n’y a pas que sa fille qui va tirer la gueule. Je lui avais suggéré l’an dernier de venir en France avec moi, arguant que l’on saurait trouver une place à un serveur aussi compétent que lui. Il avait refusé en rougissant.
« Enfin, peut-être que j’arriverai à monter un commerce ici même, à Rio. Ce serait l’idéal pour tout le monde. Si Dieu le veut. »