JE SUIS ICI — Léo Henry

Chez Mary

Copacabana, dimanche 3 décembre 2005

Une minuscule villa privative, aux pieds de grandes tours d’habitation. L’accès qui donne sur la rue est déguisée en porte de garage et tous les locataires en possèdent la clé. Dans le salon, ce n’est pas la décoration qui manque d’ordinaire mais, Noël oblige, Mary a envahi le buffet pour y installer la crèche. Au mur, une mosaïque de tableaux de tous styles et de toutes origines, dont une marine médiocre de Tanger sous la pluie. C’est une radieuse matinée de début d’été. Nous parlons à voix basse : à l’étage, les hôtes dorment encore.

“ Je ne vais te raconter qu’une toute petite chose. ”

Mary apporte le café dans deux tasses minuscules, un verre de jus de caju. La fenêtre est pleine de la lumière blanche des jours de plage.

“ Je suis arrivée ici en 1974, le 11 août. Jusque là, j’avais habité dans le sud : dans l’état de Santa Catarina où j’ai grandi, puis à Porto Alegre où j’ai fait mes études. Là-bas, tous mes amis, qu’ils soient médecins, professeurs, hommes politiques, tous me parlaient de Rio. A tel point que je commençais à avoir peur de ne jamais connaître cette ville, de passer ma vie sans l’avoir visitée.
J’ai pris l’avion, un vol de la Varig qui se posait à l’aéroport Santos Dumont, près du centre ville. Je venais pour passer le concours d’hôtesse de l’air. En arrivant, on a survolé la baie, j’ai regardé en bas et j’ai su, j’ai compris que j’allais rester là. Intérieurement j’ai dit : ‘Tu me plais. Je vais te choisir.’ ”

Mary parle cinq ou six langues. Elle est énergique et bavarde, accueillante, un peu exubérante. Elle ressemble en fait à sa propre maison.

“ J’ai quitté Rio pour vivre en Europe. J’ai passé deux ans en Allemagne, deux ans en Italie, à Sorrente où j’ai travaillé dans la joaillerie et à Rome où j’étais dans le tourisme. Quand j’évoquais l’Amérique du Sud, je ne pouvais penser à vivre ailleurs qu’ici. J’ai une vraie passion pour cette ville. Je pense que c’est un endroit unique, qui pourrait servir d’exemple pour le monde.
Il y a un véritable mélange de races, tout le monde vit ensemble de façon ‘démocratique’. Pas au niveau politique, comme tu as pu t’en rendre compte, mais au niveau des relations sociales. Rio est l’endroit de la Terre où les gens réussissent le mieux à se mélanger, c’est un véritable laboratoire pour le Brésil. Malgré les énormes différences socio-économiques, les gens se débrouillent, ils s’adaptent pour vivre ensemble. Les lieux publiques appartiennent réellement à tout le monde, pas à une seule classe sociale.
Prends le Réveillon de Copacabana. Tout le monde est là, toutes les classes se rencontrent, et il n’y a pas de conflit. Tu peux voir la paix à l’œuvre. C’est à la fois le grand exemple et le plus gros avantage de Rio de Janeiro. ”

Elle a parcouru la ville de long en large, et travaillé partout où elle pouvait, au contact des cariocas. Aujourd’hui, elle tient une pension en relation avec l’université catholique et l’aéroport international, où débarquent les étudiants étrangers venus en échange, le personnel de bord à l’escale.

“ Le monde entier est ici. Des Arabes, des Juifs, des Français, des Allemands, des Noirs, des Métisses, des Indiens... Moi-même je suis allemande à la troisième génération. Et tous partagent les mêmes valeurs, la sérénité, la liberté, l’amour, la douceur... et le goût pour la musique, qui est un vrai ciment de la société carioca, cette passion partagée pour la bateria.
Bien sûr, il y aurait des choses à changer, la pauvreté qui pousse tous ces enfants dans les rues, mais il existe des solutions. Il suffit de le vouloir avec assez de force, de comprendre combien l’être humain est important, de cesser, comme aujourd’hui, d’avoir peur des gosses. Comme tous les autres enfants du monde, ils se conquièrent par l’affection et le respect.
Il y a aussi une vraie incompréhension des gens de la favela. En ce moment, la mode est de construire des murs pour se protéger des mornes, alors qu’on pourrait utiliser ces briques et ce ciment pour leur construire un nouvel espace. Les habitants des communautés sont capables de grandes choses, mais jusqu’ici personne, ni le gouvernement, ni l’église, n’a réellement manifesté le désir de les voir progresser. Ils ne sont pas stupides. Il suffit de voir le Carnaval pour mesurer de quoi ils sont capables. ”

Le Morro Cantagalo commence juste de l’autre côté de la rue, recouvert des baraques de briques crues de la favela Pavão.

“ Le carioca est joyeux, il communique facilement et ne rejette personne. Où que tu ailles, tout le monde est prêt à papoter. Chacun se fait le psychothérapeute de son voisin, tu pourras toujours partager ta peine ou ta joie avec les gens que tu vas croiser. Note bien ça, parce que c’est vraiment important. Rio de Janeiro est la ville où tu peux tout extérioriser. Ce n’est pas de l’amitié, juste de l’échange. Mais ça fait la différence. ”

Avant de me laisser filer, Mary me montre les pièces maîtresses de sa collection de bibelots : une salière et une poivrière de terre cuite, en forme de poules couchées. Les seuls orifices sont les yeux des pauvres animaux, condamnés à pleurer les condiments.

“ Je les ai achetées l’an dernier à la Feria Hippie de la place du General Osorio. Elles me plaisaient, j’ai demandé le prix, le vendeur m’a dit ‘vingt reais, ça vient de France’, ‘pour quinze je les prends’. Je suis rentrée pour les nettoyer, et regarde ce que j’ai découvert, écrit au-dessous. Industria Brasileira. Agosto de 1974. Ces poules ont été fabriquées ici, le mois de mon arrivée ! Alors je les garde, et quand vient Noël je les installe pour faire une mini-crèche ! ”

Varanda’s Gourmet

Laranjeiras, mercredi 4 janvier 2006

Le restaurant a été entièrement refait depuis son rachat. Tout y est neuf et propre, un peu artificiel. La salle principale ouvre en grand sur la rue, où s’abattent des trombes d’eau. Ce que les cariocas ont baptisé affectueusement chuvinha de verão, ‘la petite pluie d’été’ : des averses qui durent quatre à cinq heures et qui transforment les rues en torrents. Une équipe de serveurs en gilets orange, incapable de tenir en place, tourbillonnent de table en table, apportant de nouvelles bières avant même que vous ayez pu finir la précédente.

Noel vient du Nord : il a grandi à Belém, capitale de l’état du Pará. Arrivé à Rio il y a six ans pour compléter des études d’informatique, il y a trouvé du travail et s’y est installé.

“ En même temps que ma demande d’inscription en maîtrise, j’étais candidat à un poste de programmateur dans l’Amapá. J’étais sur le point d’y aller pour passer l’entretien d’embauche quand la lettre de l’université carioca est arrivée, m’annonçant que j’étais pris. J’ai un peu hésité mais Rio, pour moi, c’était la grande aventure. En fin de compte, je ne suis même pas allé à cet entretien.
Je me souviens de mon père qui me disait : ‘Tu verras quand tu vas débarquer, tu seras complètement perdu, c’est la grand’ville, tu n’as pas la moindre idée.’ Et moi : ‘T’en fais pas, papa, ça ne me fait pas peur !’ J’étais déjà allé à Brasília et à Belo Horizonte, je croyais que j’avais tout vu.
Je suis arrivé par la route, après plus de trois jours de bus. Mon oncle, qui habite São Gonzalo, est venu me chercher avec sa voiture, et nous avons traversé ensemble le pont Rio-Niteroi. Malgré moi j’ai senti un vrai choc. Les voies aériennes, les tunnels. Les mornes, les favelas. La montagne au bord de la mer. Tout était tellement nouveau. ”

Il s’arrête et regarde en biais ce que j’ai écrit.

“ Tu arrives vraiment à tout noter ?
Rio pour moi, c’est une suite de chocs culturels. La même chose doit exister en France, non ? Quand tu es de Paris et que tu pars vivre à Toulouse... Peut-être que c’est encore plus marqué ici. Tout change, en réalité, la façon de parler, la nourriture. La farofa qu’ils servent ici, je ne peux pas l’avaler, elle arrive pas à la cheville de celle de Belém. Un peu comme le vin pour vous, j’imagine.
Une fois, avec un ami carioca, on est allé dans un restau où ils servent du crabe. Le crabe je connais bien, c’est un plat courant là-bas. J’en commande six, trois pour moi, trois pour lui. La serveuse me demande : ‘Avec ou sans sauce ?’ Je réponds ‘avec’, un peu surpris parce que dans le Nord les crabes sont toujours accompagnés d’un ramequin de sauce. Les bêtes arrivent : elles étaient presque noyées dans le jus !
Ca ne m’a pas empêché de tout engloutir en quatrième vitesse, cassant les carapaces, projetant la moitié de mon assiette sur la nappe. J’avais terminé mes crabes et eu le temps de boire trois bières que mon ami luttait encore avec son premier ! En plus, comme on était installé en terrasse et que la nuit était en train de tomber, les moustiques commençaient à sortir... Je n’oublierai jamais la vision de ce type, en train de se battre d’une main pour casser les pinces et de l’autre d’écraser les moustiques sur ses jambes ! ”

Quel que soit le sujet, Noel ne peut s’empêcher d’en revenir à sa région :

“ Même si je n’avais pas l’accent du Nord, je pense que tous les gens avec qui je parle sauraient au bout de vingt minutes que je suis de Belém. Je ressens le besoin d’en parler, de vanter les mérites de cette ville, je crois vraiment que c’est très important.
Au Brésil, il y a une très grande ignorance du Sud par rapport au Nord. Notre géographie, notre culture, notre gastronomie est méconnue. Parce que São Paulo et Rio forment le centre économique du pays, on en sait beaucoup plus sur eux que l’inverse. Et c’est une des grandes injustices de ce pays. Demande-leur quelle est la capitale du Pará, tu peux être sûr que quatre-vingt dix pour cent des gens l’ignorent. Alors qu’à Belém, tout le monde sait que les habitants de Rio s’appellent les cariocas.
Je ‘pousse la braise’ constamment, mais je ne mens pas aux gens. Je ne prétends pas que Belém est mieux que Rio. C’est simplement différent. Pas mal de gens ici connaissent un peu le Nordeste, Salvador, Recife, et sont persuadés que Belém doit ressembler. Mais ça n’a rien à voir ! Belém c’est l’Amazonie. A cause de l’eau des fleuves, la mer est brune, là-bas, elle est pas turquoise !
Quand mes amis de Belém me demandent comment je trouve Rio, je leur dis que c’est une super ville. Que je veux rester y vivre. Un de ses grands avantages, c’est qu’on peut y rencontrer le monde entier et se faire des amis de tous les pays. ”

Il dit de lui-même, en plaisantant, qu’il est un cidadão padrão, un ‘citoyen modèle’. Sa carte de travail est signée, il paie un loyer et monte même dans les bus par l’avant, pour ne pas gruger le contrôleur. Mais il est tout aussi heureux d’avoir su nouer des amitiés dans la plus grande favela de la ville – qui est aussi le plus grand bidonville d’Amérique du sud.

“ Ma première fois à Rocinha.
J’avais une amie qui y habitait et on se disait toujours qu’elle m’inviterait chez elle, remettant chaque fois à plus tard. Un soir pourtant, la voilà qui m’appelle : ‘Viens me voir’. J’accepte sans réfléchir, elle me donne toutes les coordonnées, je raccroche. Et là je commence à avoir peur. Je suis excité, bien entendu, mais aussi très inquiet , à cause de toutes ces histoires que j’avais entendues.
Quand tu arrives à Rocinha en bus, on te laisse en bas du morne, au niveau d’une passerelle. Et dès que tu l’as traversée, tu sens que tu es vraiment passé de l’autre côté. Je n’avais pas peur, mais je ressentais comme un choc. A Belém, j’avais grandi dans la périphérie, ce qui n’était pas très différent, mais il n’y régnait pas ce climat de violence, de guerre ouverte. Il y avait des braquages là-bas aussi, mais de loin pas autant.
J’ai pris un moto-taxi et indiqué l’endroit où je devais descendre, un croisement appelé ‘Le Raccourci’. Dans la favela, comme il n’y a pas de noms de rue, tu es obligé d’utiliser des points de repère. Et la montée du morne en moto, c’était encore une aventure !
Au bout du compte, je me suis retrouvé au lieu-dit, sans savoir où était la maison de ma copine. J’ai avisé un barbier sur le seuil de sa boutique, mais me suis rendu compte que je ne connaissais même pas son nom de famille. Me voilà en train de la lui décrire : ‘C’est une brune, à peu près de cette taille’. Lui : ‘Elle s’habillerait pas comme une hippie ?’. ‘Si, c’est elle !’ Et de m’indiquer tout de suite sa maison. Ca c’est un truc qui ne peut exister que là-haut, parce que les gens s’y connaissent. Tu imagines retrouver quelqu’un ailleurs de cette façon, ne serait-ce que dans un immeuble de la zone sud ?
Chez elle, c’était très loin de la misère qu’on peut imaginer. Les favelados ont souvent des appartements très bien, avec la télé, le câble. Comme les branchements sont illégaux, personne ne paie pour ce genre de choses. J’ai un autre ami, qui habite de l’autre côté de Rocinha, et son appartement est mille fois mieux que le mien. Avec une vue depuis le toit... incomparable !
Découvrir les mornes de l’intérieur, avec cette peur du nouveau venu, l’angoisse de l’inconnu, c’est une expérience vraiment passionnante. ”

Praia Aventureiros

Ilha Grande, dimanche 15 janvier 2006

Depuis qu’Ilha Grande n’est plus un pénitencier d’état, son enfer vert-et-bleu est redevenu le lieu de villégiature de jeunes gens en quête de paradis naturel. A droite de la Plage des Aventuriers, de gros cailloux noirs et plats font office de transats, à l’ombre des palmiers. Quand l’envie vous en prend, vous pouvez plonger dans l’eau et disperser les bancs de poissons argentés. Les barques de pêcheurs, peintes de couleurs vives, tanguent mollement sous le cagnard.

“ C’était chez ma tante, à Santa Cruz da Serra, près de Petrópolis. J’avais 14 ans, je prenais le frais sur le pas de la porte, il devait être pas loin de minuit. La rue est très sombre mais j’entends approcher les pas d’un cheval. Dans le halo du lampadaire au bout de la rue, je vois venir un cheval blanc, monté par un cavalier, tout en blanc lui aussi. Mais arrivé au milieu de la lumière, le voilà qui s’arrête et qui disparaît. J’ai attendu un peu qu’il revienne, mais tous les bruits s’étaient tus et je ne l’ai pas revu. C’est comme s’il n’avait jamais été là. ”

Murilo a l’air un peu mal à l’aise. Très grand et mince, comme poussé trop vite, on le surnommé Magrelo dans la favela. Il a dix-huit ans et habite chez sa mère à Vila Isabel, zone nord.

“ Je connais d’autres histoires, mais ce sont toutes des histoires du morne. Ca ne te dérange pas ?
Il y a quelques temps, j’ai commencé à aimer les armes à feu. Mes amis devenaient des bandits. C’est assez compliqué. Quand mon père a été assassiné, je crois que j’ai senti un besoin de révolte. Je me suis mis à fumer de la maconha et quand j’allais aux baile funk de la favela je jouais avec les revolvers des trafiquants. J’aimais les manipuler, tirer avec, même si je n’ai jamais déchargé un fusil d’assaut. Petit à petit, je me suis mis à monter tous les jours, à y passer de plus en plus de temps.
Grâce à Dieu, les flics ne sont jamais venus quand j’y étais. Sinon je ne sais pas où je serais aujourd’hui. A un moment, ma passion pour le morne était telle que j’ai envisagé de fuguer pour partir y habiter. Devenir un gangster. Mais j’ai changé d’avis, beaucoup grâce à ma famille. J’avais envie de voir grandir mon neveu, Diguinho, et puis je ne voulais pas abandonner ma mère. Il vaut mieux que je reprenne les études, maintenant, que je passe des concours... Je ne vais plus dans la favela que le week-end, pour les bailes. ”

Il est sorti de l’eau pour venir me raconter ses histoires et dégoutte encore sur le rocher :

“ Ici c’est mieux que le morne. Quand tu deviens trafiquant, tu ne peux plus jamais sortir de ta favela. Pourquoi est-ce que je choisirais ce genre de vie ? Qui peut vouloir ça pour lui-même ? ”

Après le carnaval, Murilo va donc retourner au lycée, après une longue parenthèse dans ses études.

“ L’autre endroit où je traîne, c’est la place Alfonso Peña, à Tijuca, dans la maison de Jin. Jin s’appelle Moises de son vrai nom, mais entre amis on n’utilise jamais que nos surnoms. La mère de Jin est vraiment cool, elle est jeune et elle nous laisser traîner chez elle, boire et fumer. Et puis là-bas, il y a toujours des filles.
L’an dernier, on avait ramené une copine de Jin, Dada. Une bombe. Comme d’habitude on est tous montés sur le morne pour acheter la maconha, puis on est revenu à Tijuca où on l’a laissé fumer jusqu’à ce qu’elle soit complètement défoncée. Après, les choses ont suivi leur cours... Ce soir là il y avait moi, Jin, Fime et Fink. On a tous couché avec elle. Il y avait aussi deux autre copines, Arlete et Boquete, mais avec elles on eu plus de mal. Dada, elle en redemandait. Une vraie salope !
Arlete on la voit souvent, mais elle est plus difficile à coincer, parce que son père est pote avec plein de flics. Une fois, on était allés acheter des bières et de quoi fumer pour la soirée et en revenant on a vu son père qui attendait sur le pas de sa porte. On s’est barrés en courant se planquer chez Jin, mais comme je portais les bières j’allais moins vite, et le voilà qui me rattrape. Je lui dis : ‘Non monsieur, j’ai pas vu votre fille, elle est pas chez Jin’, mais il refuse de me croire. La mère de Jin a été obligée de sortir pour discuter avec lui, tout le monde planqué dans le salon en essayant de ne pas faire de bruit. C’est vraiment une super femme, elle accepte même de nous couvrir... Mais le vieux n’en démord pas, il gueule au père de Jin de sortir, de venir s’expliquer dans la rue, d’homme à homme. ‘Parole mec, il y a personne ici, il ne se passe rien’. Mais dès qu’ils ont étés un peu plus loin, on est tous ressortis en courant pour aller chez un autre ami, pour faire ce qu’on avait à faire... ”

“ Il se passe plein de chose chez Jin. Tiens, une autre fois, avec les mêmes, plus Chihuaha, Maguila et Celina, on avait prévu de se regarder deux films, Ocean’s Twelve et le dernier James Bond. On buvait, on fumait, personne ne pouvait entendre les dialogues tellement on déconnait, et voilà la mère de Jin qui entre dans le salon, attirée par l’odeur de maconha. ‘Dis-donc, Moses, je t’ai pas dit d’arrêter de fumer ?’ Et lui, complètement défoncé ‘C’est pas moi, m’man, c’est les autres, je sais pas, peut-être dans la rue...’
Un peu après, la plupart des gens étaient partis, Fime avec Celina, et on était qu’une poignée à ne pas vouloir rentrer. Chihuaha écoutait son discman, Maguila dormait et ronflait comme un cochon... restait moi, Fink et Jin à regarder les films, qu’on pouvait enfin suivre.
Fink est un espèce de clown, il aime bien se faire mousser. Quand on faisait pas attention, il s’est taillé dans la cuisine chercher un soda, et une fois là, il s’est mis à faire un max de bruit. On a bien sursauté : ce genre de barouf, à cette heure, ça ne peut être qu’un voleur ou des flics qui font une descente... Aussi sec, Jin s’est jeté sous la table, Fink s’est collé contre le mur de la véranda, et moi je restais là, paralysé au milieu du salon, sans savoir quoi faire. La seule façon de sortir de cette maison, c’est justement de passer par la cuisine.
Jin : ‘Va voir, Magrelo !’ ‘Merde, les gars, venez avec moi...’ ‘Bon, on y va tous ensemble, alors’. Chacun se saisit d’une bouteille de bière vide et on avance dans le couloir, à la queue leu leu. En arrivant dans la cuisine plongée dans l’obscurité, on voit la fenêtre ouverte, la plante verte qui se balance. ‘Il doit être planqué là derrière’, ‘On allume et on le chope’. J’ai presque assommé Fink d’un coup de bouteille quand Jin a fait jouer l’interrupteur. Ce con là s’était planqué derrière la plante, accroupi. La trouille qu’il nous a foutu ! Je peux te dire qu’on l’a proprement engueulé... ”

Je lui demande s’il veut que je change des noms dans ses histoires, mais il me dit que ce n’est pas la peine, que personne en France ne saura qui sont Fink, Jin et les autres. Et comme je m’apprête à fermer mon cahier, il conclut en admirant les filles qui font trempette un peu plus loin :

“ Note juste encore un truc. Le plus bel endroit que je connaisse au monde, c’est ici. Tout est parfait. Surtout les femmes, meu Deus. ”

Rua Buenos Aires

Centro, jeudi 26 janvier 2006

- Eh, psst, t’as pas une clope ? Merci... Qu’est-ce qui est arrivé à ta montre, frangin ?
- ...
- Ta montre ! Tu l’as cassée ? Le Mexicain, ici, il te répare n’importe quoi.
- Je ne porte jamais de montre.
- Ah ouais ? Tu vis avec le soleil, c’est ça ?
- Je me lève avec l’aube et me couche avec les poules, oui.
- Ha ha. Il est marrant, celui-là. Tu viens d’où ?
- De France. Mais j’habite à Laranjeiras.
- Et tu aimes bien ici ?
- Ouais. Le Centre, en semaine, c’est plutôt marrant.
- Et tu fais quoi le week-end ? Tu voyages ?
- Pas tellement. Je reste chez moi, je vais à la plage.
- Moi je suis de Niteroi. Faut que tu m’appelles un jour, on ira à la plage ensemble.
- C’est loin, non ?
- Mais non. Une heure, une heure et demi du port. Le Mexicain peut t’emmener dans sa voiture. Faut juste que tu m’appelles, tiens, voilà mon numéro. Mais attends une semaine que mon oeil soit guéri.
- Ton oeil ?
- Ouais, regarde, j’ai chopé une conjonctivite. Mais je me soigne, hein, j’ai foutu du Baygon.
- Du quoi ?
- Du Baygon ! Un coup j’avais des plaques blanches sur la peau, j’ai tout passé au Baygon, ça a disparu. C’est le remède universel. Et pas cher !
- Quand même, je suis pas certain que ce soit superbon pour les yeux.
- Tu rigoles ! C’est fait pour tuer les petites bêtes, ça peut pas faire de mal à un grand gaillard comme moi ! D’ailleurs regarde, c’est presque plus rouge. Je pleure juste encore un peu.
- Et tu arrives à y voir ?
- Mais ouais ! Là, par exemple, t’as un short noir, un marcel vert, des tongs noires et... Putain de merde, regarde ça le Mexicain, il bande !
- Quoi ?
- Tu bandes mec. Putain, arrête, c’est vraiment dégueulasse.
- Mais... C’est n’importe quoi. Il faut que j’y aille là.
- Ah, le cochon, le cochon ! Oublie pas de m’appeler. Mon nom c’est Edmar.
- C’est ça oui. A la prochaine.
- Appelle-moi ! Appelle-moi !