Laranjeiras, mardi 8 novembre 2005
La galerie Laranjeiras fait la liaison entre l'artère principale du quartier et le morne voisin, sur laquelle a poussé une minuscule favela, poignée de maisons roses cachées dans la végétation. C'est un espace bas et sombre, décati, avec son parking, son magasin d'informatique, ses deux bistros, sa boutique de confection et son vendeur de meubles de seconde main. Dans la journée, une cinquantaine de personnes s'y activent, presque invisibles depuis la rue.
Elza m'a donné rendez-vous en fin de soirée pour discuter avec moi. "Ca ne me dérange pas de rester tard et comme ça on sera plus tranquille, on pourra boire un verre de guaraná, prendre le temps qu'il faut." La grille principale de la galerie est fermée, mais une vingtaine d'habitués sont encore à l'intérieur, à manger et à boire, à discuter. Elza, cachée dans l'arrière boutique, écrase le joint qu'elle était en train de fumer lorsque j'arrive. Elle a l'air d'avoir un sacré coup dans l'aile et j'ai du mal à lui rappeler pour quoi je suis venu.
"Lui c'est Luis. Un ami. Quelle histoire tu crois qu'on pourrait lui raconter, Luis ? Je peux lui dire celle de Marcelo ? Non ? Tu sais, on est cariocas tous les deux, c'est rare dans cette ville, la majorité des gens ici viennent d'ailleurs. Les cariocas aiment la plage, la samba, la bière et les femmes, c'est la meilleure ville pour vivre, la ville merveilleuse. Tout ce qui est important ici c'est la beauté, le sport, exhiber son corps. Pas comme à São Paulo, il y a une super vie nocturne là-bas, des restaus, des clubs. J'y ai habité avec des amis et j'adore cette ville, c'est rare, tu ne trouveras pas beaucoup de cariocas qui aiment les paulistas. São Paulo c'est un peu comme New York, et Rio comme Los Angeles."
Luis a de grosses lunettes, les cheveux tirés sur sa calvitie, le regard perdu dans l'alcool et un vague sourire désespéré. Il acquiesce à ce que dit Elza, marmonne trop bas pour que je puisse l'entendre.
Elza :
"Une histoire ? Tu veux une histoire à mettre dans un livre ? Alors je vais te parler d'un endroit que je fréquente depuis quatre ans. C'est un lieu différent, intéressant. Il a l'air pourri au premier abord, mais en réalité c'est un endroit super. Ce qu'il faut c'est choisir le bon lieu, et raconter l'histoire de chacun des personnages.
Dans les personnages principaux, il y a le gardien, le type de la sécurité. Celui qui dit : "Vous en faites pas pour les vols, le seul qui va voler ici, c'est moi." Il y a Luis, aussi. Luis est un personnage important de cet endroit. Récent, mais important."
Luis :
"Les merdes ne préviennent pas avant d'arriver. Elles viennent en personne."
Elza :
"Luis est comme un boxeur en train de perdre le match. Il est plongé dans la dépression. Son coeur est brisé. Mais depuis qu'il est ici, il se transforme en un nouveau personnage."
Luis :
"Non."
Elza :
"Qui y a-t-il encore ? Elle, là-bas : Lili Carabene. Carabene, comme l'arme, tu sais. Eh, Lili, je suis en train de raconter l'histoire du club ! Elle va être publiée dans un livre, à Strasbourg, et après on ira tous en prison. Il faudra que tu changes les noms, tu sais. Ici c'est comme un club, un endroit où les gens travaillent, se divertissent, certains habitent là. Ce sont tous des compagnons, des camarades. Ici tout le monde se drogue, tu sais, il y en a qui fument, d'autres qui sniffent. Il faut bien que tu comprennes que ce n'est pas une histoire de favela ou de marginaux. C'est un truc qui se passe dans la classe moyenne, des gens avec du travail, de l'argent."
On me prépare une caipirinha, me présente à d'autres gens de la galerie qui passent pour vérifier ce que je fais. Quarantenaires pour la plupart, bien imbibés ou défoncés.
"Cet endroit, ce club, tu peux l'appeler "Club 336 Rio de Janeiro". C'est notre numéro.
Qui y a-t-il encore ? Luis, aide-moi ! La Présidente, Dona Maria, celle qui parle au nom des autres, elle aime causer et boire des bières avec ses, comment dire ça, ses associés. Et puis notre Professionnel, le João, qui est bourré dès le matin, qui fait chier tout le monde et qu'on est obligé de relever à chaque fois qu'il tombe, qui réclame d'infinies réserves de patience. Il y a le couple du magasin de meubles, qui habite ici avec leur chien. C'est une vieille association, certains ici sont amis depuis vingt ans.
Qui d'autre ? Tu ne peux pas parler du magasin d'informatique, sinon on saura que c'est moi. Mais il y a plein d'histoires là-dedans aussi, plein d’étrangers. Il y a John, qui vient de Louisiane, et Jim, le musicien anglais qui est là depuis un bon moment. A Rio on traite bien les étrangers, on les aime, et ça nous fait de la peine quand l'un d'eux se fait braquer. Le problème du Brésil c'est que les pauvres et les riches sont obligés de partager le même espace. Alors il y a tous ces vols, ces attaques, cette misère, cette corruption et ces scandales. Ce qu'il faudrait c'est une femme à la présidence.
L'important dans le club, c'est que personne ne parle du secret. Certains ne font rien d'illégal, tu sais, mais ils comprennent et ils ne disent rien. Tout le monde partage l'argent ici. Ce n'est pas une maçonnerie, mais on s'entraide."
Un long grisonnant vient se joindre à nous. On l'appelle le Sociologue. Paupières mi-closes, large sourire, il me serre la main plusieurs fois en répétant "Tu es venu à the right place".
Elza :
"Lui aussi c'est un personnage récent. Il est là depuis, quoi, deux mois ? Il ne s'en souvient pas, mais ici, avant la boutique d'informatique, je tenais un bar. Comment il s'appelait, déjà ?"
Le Sociologue :
"Elza's Bar !"
Elza :
"On était ouverts jusqu'à sept heures du matin, avec de la musique, tout le monde dansait. Il y avait surtout la cachaça, la pinga, celle qu'on appelle la maldita ! Et puis, un soir, il y a eu une porradaria."
Le Sociologue :
"Une porradaria ! Ca c'est un mot bien carioca. Comment on pourrait dire en français ? Fight ! Fight !"
Elza :
"Et puis une autre, et puis une troisième. Alors les horaires de la galerie ont du changer, on a du fermer la grille à dix heures et ça ne m’intéressait plus, parce que la meilleure heure pour un bar c'est juste avant l'aube. Alors, avec mon fils, on a décidé de se reconvertir dans les ordinateurs. Ca fera un an au carnaval."
Ils s'interrompent pour donner des conseils matrimoniaux au gardien de nuit, un jeune à la main dans le plâtre accompagné d'un gros chien de race. Elza retourne dans l'arrière-boutique pour fumer l'énorme joint d'herbe pure qu'elle a roulé. Le Sociologue poursuit :
"Ici, c'est comme s'il y avait deux endroits. Je suis venu pour faire une étude, pour regarder les gens, comme je n'ai pas de travail et que j'ai une formation en social science, en anthropologie. Une étude pour moi tout seul. Avant je traînais avec des intellectuels de gauche, mais putain, je connais personne qui soit aussi chiant. La galerie, c'est mieux, les gens parlent de tout, pas seulement de drogues tu sais, de tout.
Alors, d'abord, tu as le niveau apparent, des gens qui travaillent la journée, légalement. Et puis il y a les activités parallèles. La drogue. Le jeu. Là-bas, au coin, il y a un jogo do bicho. C'est le jeu le plus populaire du Brésil, ou en tous cas de Rio, tu sais ce que c'est ? Comme une loterie où tu miserais sur un animal, il y en a vingt-cinq, classés par ordre alphabétique. Ca a été inventé par un grand homme, le Baron de Tararé. Note bien ce nom : Baron de Tararé !
Les jogo de bicho sont contrôlés par la même mafia qui gère les bornes de jeux électroniques. C'est illégal mais rarement réprimé. Et puis, pour un poste de jogo do bicho visible, tu en as toujours trois ou quatre de cachés. Moi-même je joue, un real par-ci, un real par-là. C'est une manifestation culturelle populaire."
Il disparaît à son tour, me laissant seul. L'arrière boutique du magasin d'informatique accueille le dernier carré de fêtards, le reste de la galerie est allé dormir. Je m'apprête à m'éclipser quand tout le monde ressort, pour venir me saluer : Luis le dépressif, l'énorme rasta, Elza, Lili Carabene...
Le Sociologue conclut :
"C'est bien que tu écrives, moi aussi j'aimerais écrire une histoire sur cette galerie, pas une étude sociologique mais un récit selon mon point de vue. Tu vois, ici c'est agréable. On peut boire un coup, fumer un joint, rester entre amis. Il faut que tu reviennes pour connaître le reste. Tout le reste."
Guaratiba, mardi 15 novembre 2005 (dia da Republica)
Après Barra da Tijuca, à une bonne heure de route du centre ville, la ville nouvelle cède le pas à des banlieues rurales, quadrillées de chemins de terre. Ney, sympathique quadra de la classe supérieur, y possède une maison de week-end où il organise d’interminables churrascos. Toute la journée et jusqu’à une heure avancée de la nuit, les invités de tous âges et de toutes origines font descendre poissons et viandes sortant du grill à grandes lampées de bière glacée et de cachaça vingtenaire.
“ La plus importante caractéristique de Rio de Janeiro c’est son in-for-ma-li-té. Ici la ponctualité n’existe pas, les classes sociales sont floues. Les cariocas aiment avant tout être entourés de cariocas et l’argent est rarement un problème. ”
Leo a 27 ans. Il est cadre dans une boîte de marketing et statistiques à Botafogo. Nous sommes venus avec lui et deux de nos potes, dans la voiture d’une fille plus âgée qui s’avère être sa tante Hilma.
“ J’habite un immeuble de quatorze étages à Meier, zone nord. J’ai du retourner vivre chez mes parents parce que je reviens d’un mois de vacances en France et que je n’ai plus un sou pour payer le loyer. Bon. L’autre matin, j’entends klaxonner dans la rue, et quand je sors sur la terrasse je vois trois voitures garées, avec tous mes potes dedans. Ils crient : ‘Oh l’ami ! Qu’est-ce que tu glandes ?’ ‘Je bois mon café les gars !’ ‘Alors descends avec ta tasse, on t’emmène à la plage !’ Ils gueulaient comme ça, dans toute la rue. Ca se passe souvent ce genre de choses : tu te réveilles le matin sans la moindre idée de comment va se dérouler ta journée. Samedi dimanche, personne ne regarde plus sa montre. ‘Viens, on va à São Paulo voir une pièce de théâtre !’ Eh, la culture c’est important. Alors on y va... ”
“ Je n’ai pas de voiture, mais j’ai plein d’amis. Même s’ils vivent dans la zone sud ils s’en foutent, ils font le crochet et viennent me chercher. L’autre coup, une amie arrive avec sa moto pour m’emmener à Cabo Frio, où ma famille a une maison de plage. On y est allé comme ça, sans une tune en poche. On se pose sur la plage, on commence à discuter avec des types qui traînent là. ‘Allons boire une bière’ ils font. On avait rien sur nous, alors on leur dit, un peu emmerdé, et les voilà qui répondent : ‘Vous en faites pas, vous serez nos invités pour la journée.’ C’est tout le temps comme ça que ça se passe. ”
D’autres convives nous amènent des bières, s’éclipsent. Bronzé et souriant, Leo a l’air extrêmement décontracté. Il étudie le yoga, mais à laissé de côté les règles d’ascèse :
“ Pour moi ce n’est pas un problème, je mange de la viande, je bois de l’alcool, ça ne me dérange pas...
Tu sais, des histoires j’en ai des tonnes. J’ai déjà pas mal voyagé, l’Italie, la France, j’ai étudié un mois à la NYU... Ca donne un peu de recul, et je peux vraiment te dire que Rio est un endroit différent. Je pourrais habiter ailleurs pendant un temps, mais cette ville me manquerait toujours. Ce qui est génial ici, c’est que les gens ne font pas de compromis avec la vie, tu comprends ?
Je sortais avec une fille, Bete. Un soir où elle était partie en voyage, un ami m’appelle pour m’inviter à une fête avec plein d’étrangers, des gens de tous les pays. Je sais plus si c’était à Ipanema ou à Leblon, j’étais déjà pas net en arrivant. Bref, là-bas je rencontre une Argentine qui finit par me dire : ‘Toi, le carioca, il faut que tu me montres tous les endroits chouettes de Rio. Tu sais conduire ?’ ‘Ouais, mais j’ai pas de voiture’ ‘Pas de problème, je suis garée en bas’ Et on est parti tous les deux : je l’emmène à Baixo Leblon, à Gávea, on fait le tour des bars où les gens de la ville vont vraiment. Plus tard elle me fait : ‘Maintenant il faut que tu me ramènes chez toi. Tu as une copine ?’ ‘Ouais’, je lui dis, ‘elle est en voyage’. Et tu sais ce qu’elle me répond ? ‘Et bien ce soir tu n’as pas de copine. Tu es entièrement à moi’ ! C’est un truc avec les étrangers qui viennent ici, ils pensent que les cariocas sont des cochons et qu’ils couchent avec tout le monde... ”
“ Il y a des chocs culturels comme ça. Une fois j’ai emmené un ami français au micareta du Rio Centro. Il n’en pouvait plus. Tu sais, c’est ce genre de soirées où les mecs célibataires vont pour rouler des patins au plus grand nombre de filles possible. Tu y vas en bande, tu te sépares pour la chasse et te retrouves de temps en temps pour faire les comptes : ‘j’en ai embrassé douze !’ ‘et moi vingt !’ Le Français que j’avais invité regardait tout ça avec de grands yeux. Je lui fais : ‘vas-y, lance-toi, tout le monde est là pour ça !’ ‘Je préfère regarder’ il me dit. C’est une question de culture sans doute, il devait trouver ça bizarre. Mais ici c’est normal, tout le monde le fait. C’est pas grave d’avoir deux, trois copines en même temps. ”
En plus de sa carrière, Leo suit des cours de philosophie à la Nouvelle Acropole. Il sait qu’il n’emportera rien de cette vie, que ses plus grandes richesses sont celles qu’il peut partager :
“ Je connais des gens partout dans cette ville, dans ce pays, partout dans le monde. J’ai des amis estoniens, allemands, des français que j’ai rencontrés à Bahia et avec qui j’ai voyagé dans tout le Brésil pendant un mois... Et mon plus grand plaisir sur cette terre, c’est d’inviter tous ces gens dans ma maison à Cabo Frio. Ceux qui viennent là pour la première fois n’en croient pas leurs yeux.
J’ai déjà écrit un livre là-bas. Il suffit de s’asseoir, de regarder la mer et les rochers, pour que les idées te viennent toutes seules. Il faut que tu y ailles avec ta copine. Vous allez adorer. ”
Laranjeiras, samedi 2 décembre 2005
Une boutique propre et bien éclairée. Des rayonnages de DVD en tous genres et de toutes origines, une machine à expresso, une connexion à Internet de secours. Le tarifage est abscons, variant en fonction des titres et des jours de la semaine, mais les prix oscillent entre risible et abordable. Sous le manteau, les employés peuvent également copier les films de la maison devenus introuvables à la vente. Le patron connaît tous ses clients par leurs prénoms, ainsi que ceux de leurs conjoints.
Ca commence par un long silence. Marcus semble pris de cours.
“ De quoi tu veux que je te parle ? J’ai pas eu le temps de réfléchir avec toute cette activité dans le magasin... Il va falloir que je trouve une vraiment bonne histoire, sinon ton livre va s’appeler Ma rencontre avec un loueur de vidéo de seconde zone et tu ne vas pas en vendre un seul exemplaire ! ”
Il calcule pour moi et réalise qu’il vit depuis 34 ans à Rio. Il a grandi à São Paulo, en est parti dès l’âge de 14 ans.
“ Je sais, je vais te raconter la première fois que j’ai fait du rappel. Tu vois ce que c’est ? Pas de l’escalade, j’ai bien trop le vertige, juste des descentes assurées, avec corde et baudrier.
Un de mes meilleurs amis dirige une petite entreprise de sports extrêmes, il organise des virées dans la montagne, du rafting, du parapente, ce genre de choses. Moi je suis plutôt du genre à traîner sur la plage, mais un jour où il faisait gris il m’a appelé et m’a dit : ‘Viens, on va à la Pedra da Gavea, c’est l’affaire de trois petites heures de marche et tu ne peux qu’adorer’. On s’est donc donné rendez-vous à São Conrado, au bas de la pierre, où j’ai rencontré ses amis. On devait être huit en tout.
La petite troupe s’est mise en route dans la forêt. Les trois heures annoncées devenaient rapidement trois heures et demie, puis quatre heures : on avançait doucement, les filles traînaient un peu, mais le chemin était superbe, entièrement sous les arbres, et on ne voyait pas du tout à quelle altitude on se trouvait. Quand on est sortis juste sous le sommet, on était déjà au-dessus des nuages et on ne voyait rien sous nous. Mon ami s’est avancé sur le rocher suivant, un toboggan à quarante-cinq degrés, et a commencé à monter. Il est passé, d’autres l’ont suivi et moi je restais par derrière, pas très rassuré. Enfin, comme j’étais l’avant-dernier, je m’y suis attaqué, mal à l’aise. A mi-chemin, je me suis retourné pour regarder en arrière. L’erreur.
Les nuages s’étaient dispersés et le précipice s’ouvrait juste en-dessous de moi. Tout ce que nous avions monté jusque-là, et loin en-dessous, les rochers qui sortaient de la mer. Je ne pouvais plus bouger. Mon ami m’a rejoint. Il a été obligé de m’aider pour redescendre jusqu’au chemin.
Il a commencé à essayer de me convaincre mais je répondais : ‘laisse tomber, je reste là, je vous attendrai deux heures s’il le faut mais je ne vais pas faire un pas de plus, même Jésus Christ ne me convaincrait pas de grimper là-dessus’. Lui il a continué de me parler, il parlait, il parlait et a fini par arriver à ses fins. Avec son aide, je me suis remis en route, à quatre pattes, et quand j’ai rejoint les autres j’étais griffé par la roche des pieds à la tête.
Ca valait le coup. En haut, c’était magnifique. J’étais arrivé là où, dit-on, s’ouvrait le passage secret qui menait au tombeau du roi phénicien. ”
Je dois avoir l’air surpris par sa dernière remarque. Il précise :
“ Quand ils sont arrivés au Brésil, il y a des milliers d’années, les Phéniciens ont sculpté la Pedra da Gavea.
Si tu regardes bien, la pierre qui surplombe le morne dessine le visage de l’empereur. Il y a des caractères phéniciens gravés dans la roche, juste sur son front. Au début les gens pensaient que c’était des traces géologiques, dues à l’érosion, mais des historiens ont réussi à lire ce qui y était inscrit, et ont traduit quelque chose comme Ici est enterré Jet-Baal empereur des phéniciens, aux côtés de son épouse... Tout le monde sait qu’il y a un passage secret qui mène à la chambre funéraire.
Mais il y a mieux. Dans le chemin de la montée, il y a un portail qui sert de passage pour les soucoupes volantes. Je vais te montrer. ”
Il fait apporter un petit album par son assistant, feuillette des clichés jusqu’à trouver le bon. Ce sont des photos de lui et de ses amis, à différentes époques, sur la fameuse montagne.
“ Regarde. Le portail fait vingt mètres sur dix, parfaitement taillé dans le rocher, comme un couteau dans du beurre. Exactement au milieu, il y a cette charnière qui permet au pan de montagne de pivoter sur lui même et de laisser passer des êtres venus d’autres dimensions. Si ça t’intéresse, y a une photo aux Archives Nationales, avec une soucoupe qui vole à peine cinq mètres au-dessus du sommet...
Tu sais, je suis quelqu’un de rationnel, je fonctionne à l’empirisme. Mais quand tu montes là-haut, avec des gens qui connaissent – et mon ami Raul connaît plutôt bien, son père a vécu pendant six mois sur la Pedra, dans une grotte appelée l’Oreille de l’Empereur, il descendait travailler tous les matins, le soir il remontait dormir avec sa femme – quand ces gens là te racontent leurs histoires, il se passe vraiment quelque chose. Il y a de l’énergie, là-haut, une vibration différente.
C’est amusant que tu n’aies jamais entendu parler de ça. Aucun morne de Rio n’a une histoire aussi chargée que la Pedra da Gavea. Il y a bien des légendes sur la construction du Christ du Corcovado, ou sur le téléphérique du Pain de Sucre, mais de loin pas autant. Si tu regardes dans Google à ‘Pedra da Gavea’, je suis sûr que la première chose que tu verras c’est la légende des Phéniciens.
Déjà, pour commencer, la Tête de l’Empereur est un bloc de granit, posé sur un autre type de roche. Aucun scientifique n’a su expliquer comment il aurait pu arriver là. ”
“ Bon, je finis mon histoire de rappel. Tout le monde était très content d’être là-haut cette première fois, tout le monde écoutait les histoires de Raul et de son père, sauf moi, qui continuait d’avoir peur. Parce que je savais que rien n’était terminé et qu’à un moment ou à un autre, il allait falloir que je repasse sur l’horrible pente. Et pourtant c’est vraiment incroyable là haut, tu ne vois plus du tout la ville, il n’y a que l’océan et la forêt, mais je n’arrivais pas à profiter de la magie.
Quand on est s’est remis en route, et qu’on est revenus au haut du passage à pic, il y avait des pompiers qui nous attendaient en bas. Il y en a souvent à cet endroit-là, précisément pour les gens qui, comme moi, arrivent à monter mais ont bien trop peur de redescendre. Un pompier est alors venu jusqu’à moi, il s’est encordé, il m’a accroché sur son dos avec un baudrier et il m’a porté jusqu’en bas. Ce n’était pas très glorieux, mais c’était la première fois que je faisais du rappel !
Maintenant j’ai encore le vertige, mais je sais m’assurer et je fais énormément de montagne. Tous les deux mois, depuis cette époque, je retourne à la Pedra da Gavea. Et maintenant que je n’ai plus peur, je peux me contenter de profiter. ”
Il a l’air de douter de la qualité de son histoire, me demande plusieurs fois si ça pourra m’être utile.
Enfin, se souvenant que je suis français :
“ Tu connais un chanteur appelé Danny Brillant ? J’aime beaucoup ce qu’il fait. Je l’ai découvert quand je faisais de la danse de salon, tu sais, du rock acrobatique... La prochaine fois que tu vas en France, il faut que tu me ramènes son dernier album. C’est presque impossible de les trouver ici et je suis obligé de les acheter par correspondance. Ah ! Danny Brillant... ”
Je le quitte et il chantonne en se remettant au travail.