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(2004-2017) |
Casa Rosa
Carlos raconte : Carlos a 23 ans, est étudiant en physique et travaille sur une trilogie romanesque intitulée Cathédrale Gothique. L'intrigue impliquera des dieux malades, des univers parallèles et des passages autobiographiques. Carlos est rôliste et fan de mythologie grecque. Janda raconte : Janda est la copine de Carlos. Ses parents sont péruviens mais elle est "véritablement carioca". Elle habite près de Leme. Carlos, lui, vit chez ses parents dans la zone nord, quartier de Tijuca. "Ce n'est pas vraiment dangereux. C'est comme partout, il faut savoir où marcher la nuit. Eviter les arbres, les cabines téléphoniques, les angles morts : tous les endroits où quelqu'un peut se cacher pour attendre. Rester au bord du trottoir, près de la rue, et traverser à la première alerte. Garder sa montre dans sa poche. Je ne me suis fait agresser qu'une fois, quand j'avais treize, quatorze ans, et je n'ai jamais vu de bandit armé." "Une moitié de l'Etat de Rio est construit sur un marécage. Sous Tijuca passe encore un fleuve souterrain, le Tijuco. Et place Bandeira, près du Maracanã, il y a une nappe phréatique qui se remplit d'eau quand il pleut. Le métro qui passe là a des pompes, pour empêcher le tunnel de s'effondrer sous la pression." Puis ils parlent, à bâtons rompus, d'une silhouette de batman peinte sur le plafond de la station Siqueira Campos, d'une évasion en hélicoptère du pénitencier d'Ilha Grande, des légendes de la capoeira et de celles du festival Rock in Rio (mystérieusement expatrié au Portugal depuis l'an dernier). Janda recommande un livre de João de Rio, plein des mystères de rue et de racontars. "Vous partez déjà ?"
Café etc.
Lenita, la serveuse, m'a demandé un délai de vingt-quatre heures pour préparer son histoire. Elle l'a rédigée sur une feuille de cahier, recto-verso, et la lit lentement pour que je puisse prendre note : "Dans les années 20 du siècle dernier, un homme de l'intérieur de l'état de Rio monte à la capitale. Il s'appelle Indio do Brasil, et la police l'arrête rapidement pour de petits délits : vols, jeux d'argent, fraudes. En prison, il est pris d'hallucinations. Il croit recevoir la visite d'un ange de Dieu, qui lui annonce qu'il a été désigné pour être un messager divin, l'annonciateur d'une nouvelle ère. Afin de mener à bien sa mission, il va devoir offrir des sacrifices humain et se purifier avec le sang de ses victimes. A sa sortie de prison, il écrit un petit livre sur son expérience mystique, qu'il vend dans les restaurants, les bars à la mode. Puis il entame une série de meurtres dans toute la ville, tuant des jeunes gens et laissant sur leur torse un symbole magique. Il commet six assassinats avant d'être à nouveau arrêté, et meurt étouffé dans sa cellule peu de temps après. On ne sait pas si c'est la police qui le tue, ou s'il choisit de mettre fin à ses jours lui-même. Le livre d'Indio du Brasil a été très bien accueilli, et des artiste célèbres se sont intéressés à lui : le peintre Tarcila do Amaral, le styliste Osvaldo de Andrade. Les mêmes qui ont fondé, à cette même époque, la Semaine d'Art Moderne de São Paulo, une institution qui existe toujours." Lenita a du mal à répondre aux questions que je lui pose. Elle s'éclipse une ou deux fois pour chercher les réponses, puis finit par revenir avec Eudes, un voisin. Celui-ci accepte de préciser et de corriger plusieurs points : "Indio do Brasil est le fils du boucher d'une petite ville rurale. Il est mal traité dans la maison familiale et fuit à seize ou dix-sept ans - on le soupçonne, sans que ça ait pu être prouvé, d'avoir tué son père au moment de sa fugue. A Rio il est poursuivi pour des affaires mineures et pour pédérastie. Le livre qu'il écrit en détention, sur sa rencontre avec l'ange, s'appelle Les révélations du prince du feu et a très vite du succès chez les intellectuels de l'époque. Les frères de Andrade, Mario et Osvaldo, admirent le style bizarre de l'écrivain, qui n'était pas encore devenu psychopathe. Indio do Brasil commence à gagner de l'argent, il fréquente les lieux en vogue, s'achète de beaux habits, se fait passer pour plus riche qu'il n'est. C'est grâce à son apparence qu'il parvient à séduire ses victimes, des jeunes hommes de treize à dix-sept ans présumés vierges. Il les emmène jusque dans la forêt qui existait alors à Barra, les étrangle, les viole et grave sur leur torse une suite de lettres avant d'abandonner leurs corps dans les buissons. Il finit par être arrêté grâce à un portrait robot, établi par la seule de ses victimes qui ait réussi à lui échapper. En 1927, il confesse ses crimes mais est reconnu irresponsable à cause de sa folie. Il meurt dans l'hôpital psychiatrique où il est interné. L'histoire d'Indio do Brasil est assez peu connue, même à Rio. A l'époque, les tueurs en série n'avaient pas la même couverture médiatique qu'aujourd'hui. On doit pouvoir retrouver des informations à son sujet dans les archives des quotidiens de la Bibliothèque Nationale." Eudes est coiffeur. Il travaille dans la boutique d'à côté, au sein de la même galerie que le Café etc. Lenita avoue l'avoir consulté pour trouver une histoire carioca, parce qu'il "sait beaucoup de choses et lit pas mal". Sur l'ordinateur, avec Eudes et Lenita, nous faisons encore quelques recherches : Indio do Brasil se prénommait Febrônio et ce nom est resté celui du croque-mitaine pour les enfants des années 30. "Il devait avoir des frères et sœurs", ajoute Eudes, "Indio do Brasil est un nom de famille assez courant ici. Il y a même des rues qui le portent." "C'était une bonne histoire, n'est-ce pas ?"
Chez Antônio
Antônio raconte les quatre histoires qu'il a préparé pour moi, m'invitant à choisir la meilleure : "La première s'est passée l'an dernier, au Maracanã. J'y étais allé avec une amie et ses filles, qui voulaient y voir au moins une rencontre, et c'était justement la finale du tournoi national. Le Fluminense jouait à domicile pour le match aller. On avait réservé les billets bien à l'avance, fait la queue pour rentrer, on avait même les maillots de l'équipe pour être comme les vrais supporters. "Un autre jour, j'ai eu un problème avec le robinet de la salle de bain. Il s'était mis à fuir sans que je puisse l'arrêter et je suis sorti en catastrophe pour chercher un plombier. Au début tout se passait bien, il a accepté de venir chez moi s'occuper de la fuite, mais j'ai senti une hésitation quand il a réalisé que j'avais un accent étranger. Il m'a facturé soixante reais une réparation qui en coûtait quarante. Je le sais parce qu'un ami brésilien a eu le même problème et qu'il n'a eu à payer que quarante. Antônio vient du Mozambique. Il est docteur en anthropologie et a fait toutes ses études à Rio, où il réside depuis onze ans. Sa thèse portait sur les rituels d'initiation masculine chez les Yaos. Il a pu réunir l'essentiel de son matériel en interrogeant sa grand-mère, qui a été la Reine de sa famille jusqu'à son décès. "Si tu choisis la troisième histoire, il ne faudra pas que tu écrives mon nom, pour qu'on ne sache pas qu'elle vient de moi. "La quatrième histoire est plus amusante. Antônio raconte d'autres histoires, d'autres aventures dans le quartier rouge de Vila Mimosa, dont celle d'un adolescent qui l'a supplié de lui prêter des sous quand il y est tombé amoureux de la plus belle fille de Rio. Devant un café, je lui avoue que je ne vais pas choisir, que je vais raconter toutes ses histoires dans l'ordre où il me les a dites. "Alors mets Antônio comme nom. Fais semblant que c'est quelqu'un appelé Antônio qui te les a racontées." Et pourquoi pas ? |