Notes pour un labyrinthe

 

“Il n’est pas nécessaire de construire un labyrinthe
quand l’Univers déjà en est un.”
J. L. Borges

 

Le subito con amaretto a un goût amer de cyanure. Ce sont pourtant les petites gorgées de ce poison qui vont me faire tenir ici cette nuit. Les Vénitiens ne sont pas des couche-tards et je sais que dans quelques heures je devrai quitter le bistrot de Canaregio et tenter de trouver un banc où poursuivre mon travail. A côté de moi, deux touristes asiatiques s’essaient à l’italien en roulant les L.
J’ai acheté une pochette de stylos-billes dans un bazar près de l’Arsenal, je dispose donc de quatre recharges pour venir à bout de mon récit. Pour consigner, dans les pages de ce cahier massif aux interlignes bleutés, l’histoire de mes souvenirs.

Je me suis arrêté un instant d’écrire. J’ai fait une pause, saisi par une idée qui vient d’émerger dans la partie la plus délirante de ma conscience, là où le drôle et le terrifiant se confondent. Je me demande si, au moment où tu lis ceci, tu as déjà compris.
Peut-être qu’en trouvant le cahier tu as eu un sursaut. Peut-être as-tu reconnu l’écriture serrée, la couleur de l’encre ou encore l’odeur froide et humide du papier. Peut-être ne te doutes-tu de rien et refuseras-tu de me croire quand je t’avouerai qui je suis. Peut-être, et c’est sans doute le plus probable, te situes-tu dans l’une des innombrables positions intermédiaires, quelque part entre le doute et la lucidité. Dans tous les cas il me faut être le plus explicite possible, ne pas laisser de place à l’incertitude. Je suis toi.
C’est toi qui as écrit ces lignes. Le texte que je compose à présent, que tu lis en ce moment, est destiné exclusivement à moi, c'est-à-dire à toi. Il n’y a rien d’insensé là-dedans, tu as simplement oublié que tu en es l’auteur. Ta mauvaise mémoire est précisément la raison pour laquelle je couche ceci sur papier. Sans les défaillances et les lacunes, rien de tout cela ne serait nécessaire.
J’espère que quand tu liras ces mots tu me croiras. Il est important que tu prennes conscience que c’est bien ton histoire que je vais raconter, afin que tu puisses éviter de la reproduire. Il faut qu’à aucun moment le doute ne puisse percer en toi, sinon tous mes efforts auront été fournis en pure perte.
La mémoire s’enfuit à grands pas. Je ne dois plus perdre de temps, il faut que je commence.

*

Je me réveille. La première chose qui me traverse l’esprit est la question : qui suis-je ?
Non, c’est faux. La première chose qui me traverse l’esprit c’est la lumière. Une lumière qui tombe en plaques depuis le ciel, qui s’écrase sur le dallage, qui éclabousse les gens déambulants sur la place, qui s’effiloche entre les colonnades, qui étincelle, fume et éclate au loin sur la lagune.
Je suis debout au milieu du monde. Devant moi deux longs piliers sont plantés dans l’esplanade. La mer s’étale horizontale et noire dans le contre-jour. Des pigeons zèbrent mon univers. Il fait doux. J’entends le brouhaha de la vie humaine, ensemble de voix, de bruits de pas, de souffles et de palpitations. Quelque chose tourbillonne encore, comme si je venais de descendre du grand huit. Je cligne et cligne à nouveau, je me sens respirer. J’ai la certitude d’être vivant. Ma conscience commence à fonctionner. Qui suis-je ?
Je tente de répondre à cette question par un rapide examen de ma mémoire. Rien. Pas un indice. Je ne saurais même pas dire quel est mon nom. La seule chose qui me paraît évidente c’est que je suis un homme. En regardant mes mains je constate que j’ai la peau mate. Ma montre m’indique quinze heure vingt-trois. Nous sommes au début du mois de mai. L’année me vient tout de suite à l’esprit, comme une évidence incontournable. Je sais quand je suis.
Je tourne sur moi-même, en un lent et inutile panoramique de mon champ de vision. Inutile parce qu’aussi précisément que je connais la date, je connais le lieu. Je suis à Venise, sur la célèbre Piazza San Marco. Je reconnais le Palais des Doges, la Basilique Saint Marc, le Campanile. Je reconnais aussi les touristes, locataires permanents des lieux. Je sais qu’au fond de l’arcade gauche se trouve le Café Florian où Proust avait ses habitudes. Je me souviens également qu’il ne faut pas passer entre les deux colonnes qui séparent la place de son quai, que c’est par là qu’arrivaient jadis les condamnés à morts. Une foule de petits détails me viennent encore à l’esprit, listes de noms, listes de dates. Tout cela me fait l’effet de vaines fioritures. Je n’ai toujours pas la moindre idée de qui je peux bien être.
Je commence à marcher. Je m’engouffre dans une ruelle partant de la seule vraie place de la ville et me retrouve sur l’axe piéton principal, un itinéraire sinueux et improbable, allant de San Marco à la Ferrovia. Mon organisme fonctionne parfaitement, tous mes muscles m’obéissent au doigt et à l’œil. Seul mon cerveau refuse de se soumettre.
Une femme en train d’accrocher du linge à une toile d’araignée de fils qui emprisonne le ciel, appelle son enfant. Je comprends ses quelques mots. Je suis frappé d'apprendre que je suis capable de parler italien, bien que je pense en français. Je peux traduire des phrases, dans les deux sens. Je parle également anglais, il me semble, et quelques mots de russe, à moins que ce ne soit du polonais. Je suis relativement polyglotte.
Je m’arrête devant une vitrine qui expose les dégoulinures multicolores des verres de Murano. Je m’y reflète, de pied en cap. Je dois avoir une vingtaine d’année, peut-être plus. Moins de trente en tout cas. Je suis de type méditerranéen et porte les cheveux longs. Je suis assez grand, je n’arrive pas à savoir si je suis beau. Je suis vêtu d’un jean noir, d’un t-shirt gris chiné. J’ai sur la tête — mon dieu — une casquette marquée du logo Chicago Bulls. Je transporte également un petit sac à dos foncé.
Une idée me frappe soudainement, comme à retardement : j’ai peut-être des papiers d’identité sur moi, avec mon nom, mon adresse. Peut-être que mon sac contient une somme phénoménale d’informations sur qui je suis, ce que je fais ici, pourquoi je suis soudainement devenu amnésique. Je suis pris de tremblements. Je vais m’asseoir à l’ombre d’une tonnelle de pierre, au bord d’une ruelle d’eau verte. Une gondole passe et le conducteur ne chante pas. J’ouvre le sac.
Le bilan est rapide. Je trouve une paire de lunettes de soleil sans marque (avec une cordelette fluo pour ne pas les perdre), un porte-monnaie contenant 500 000 lires en petites coupures, une édition de poche, en grec, de la Bibliothèque d’Apollodore (je ne parviens pas à en déchiffrer un mot), un appareil photo Nikon (sans pellicule), un plan de la Cité des Doges (sans annotation particulière), un paquet de biscuits Mulino Bianco au citron (entamé), un tube d’aspirines effervescentes (entamé) et, tout au fond, une longue clé ronde à laquelle est accrochée une petite plaque de métal gravée. Je lis : “17, Pensione alla Salute da Cici”.
C’est une clé d’hôtel. Sans doute celle de ma chambre. Bingo.

Il me faut une bonne heure pour retrouver l’adresse. J’emprunte un annuaire au bar d’une trattoria où le serveur en livrée me regarde étrangement. Je lui achète une part de tiramisu, mousseuse comme un rêve à manger. Son goût ne m’évoque aucun souvenir.
La pensione se trouve dans le Dorsoduro. Je tourne en vain dans le quartier, de cours intérieures en culs de sacs, de sottopassagio en fondamenta. Les ruelles donnent sur des ruelles, qui mènent à des canaux, qui conduisent à des ponts, qui ramènent aux ruelles. On virevolte à angle droit, une fois à droite, une fois à gauche. On revient sur ses pas. On croit reconnaître un repère, on fait demi-tour et on tombe sur un quai étroit, sans issue. Les clochers d’église aperçus au loin disparaissent derrière les façades d’immeubles. Les lions gravés dans la pierre se ressemblent tous. Les numéros, rares, semblent placés de manière anarchique. J’erre dans le labyrinthe de Venise, avec le sentiment d’être chez moi, aussi à l’aise ici que dans les méandres de ma propre conscience. Il y a quelque chose de rassurant dans la sensation d’être irrémédiablement perdu : tout reste à trouver.
L’hôtel est au bord d’un canal assez large. Je suis passé plusieurs fois sur le quai opposé sans le voir et tombe dessus par hasard. La ville s’ouvre et se referme, selon qu’elle se veut entreprenante ou farouche. Il faut se faire une raison et l’accepter telle qu’elle est, instable. Je passe devant la porte réservée aux bateaux, qui plongeait dans l’eau avant de laisser fondre sa partie inférieure. L’entrée de l’hôtel est ornée d’une fresque de pierre décapée par la pollution. Je pénètre dans un hall minuscule où semble avoir été emprisonnée l’odeur de pourriture de toutes les eaux stagnantes du monde.
Un long comptoir, une maisonnette emplie de clés clouée au mur, une affiche du carnaval, un ordinateur tourné bizarrement vers la porte et orné d’un autocollant indiquant que la maison accepte les traveller’s cheques. Dans un recoin sur la droite se trouve un minuscule salon, composé d’une table basse, de deux fauteuils décrépits et d’une touriste pâle qui feuillette une revue en anglais. Nos regards se croisent. Un homme très maigre sort de dessous le comptoir, comme un lapin d’un chapeau. Je me dirige vers lui.
— Bonjour. Je...
— Bonjour, dites-moi un peu : le monsieur qui était avec vous, il a quitté les lieux ?
Je suis déstabilisé. J’avais préparé plusieurs questions, mais je me rends compte à présent que c’est à moi de répondre. Depuis combien de temps est-ce que je réside ici ? Vous ai-je laissé une pièce d’identité, mon nom sur un formulaire ? Vous ai-je dit d’où je venais ? Tout ça doit attendre. Une idée, vite.
— Oui, il est reparti... ce matin. J’aurais dû vous prévenir.
— Il n’a pas réglé sa note et il a disparu comme un voleur avant l’ouverture de la réception.
— Ne vous en faites pas, je paierai... Il avait un avion à prendre.
— Je vous préviens, l'addition va être salée. Il a presque vidé le mini-bar...
— C’est normal, il fêtait... la fin d’un long travail. Des années de recherches. Je paierai, ne vous inquiétez pas. C’était prévu.
Où vais-je chercher tout ça ? Les mensonges me viennent aussi naturellement que des vérités. Mais ce n’est pas très surprenant puisque je suis incapable de distinguer les uns des autres. Le réceptionniste a l’air satisfait, il hoche la tête pensivement. Il doit être en train de se souvenir d’un long travail qu’il a lui aussi achevé, un jour. Je sens que la touriste me regarde encore, quelque part dans mon dos.
J’avise un escalier qui monte dans le fond de la pièce et, après un sourire, je quitte le petit bonhomme. Les chambres sont à l’étage, j’en suis certain.
La clé ouvre la porte 17. Un espace étroit s’ouvre à moi, comprimé entre quatre murs de papier peint rose. Le lit est fraîchement refait, la fenêtre donne sur l’eau, le placard est vide. Pas de valise. Rien dans la table de chevet. Pas d’affaires de toilette sur le rebord du lavabo. Rien qui prouverait même que ceci est bien la chambre où je suis descendu.

Dix-huit heure. Je suis resté allongé à regarder les reflets d’eau danser sur le crépi du plafond. La vie tranquille d’une ville piétonne monte jusqu’à la fenêtre, entrecoupée du grondement des moteurs de bateaux. Je m’acharne à avancer dans la connaissance de moi-même en tentant de procéder par association d’idées, mais je me retrouve toujours face à un vide, je reviens sans cesse sur mes pas. Je suis à Venise. Ça ne peut pas être un hasard. Quand la faim commence à poindre, je descends pour chercher à manger.
Elle est toujours là, blonde et pâle. Elle fume une cigarette et me regarde descendre l’escalier. On dirait qu’elle m’a attendu. Peut-être qu’elle me connaît. Je lui fais un signe de tête, elle me sourit, je m’arrête. J’attends qu’elle parle la première. Elle s’exprime en anglais.
— Vous êtes Doge, n’est-ce pas ?
Il y a de la tension dans sa voix, peut-être de l’espoir. Elle a les yeux comme deux glaciers et le visage d’une peinture hollandaise. Le tout me paraît aussi lisible qu’un livre, aussi droit et direct qu’un aveu. Comment pourrais-je lui mentir ?
— Je ne sais pas.
— Moi, c’est Lucia. Vous savez, l’Apôtre.
— Non, je ne sais pas... Je ne me souviens pas de vous.
— C’est normal, vous ne m’avez jamais vue. Je fais partie des douze... Le forum ? Ça vous dit quelque chose ?
Ce qui est en train de se passer me paraît plutôt étrange. Je ne comprends rien à ce que dit cette jeune femme, et pourtant je sens que cela a un rapport avec ce que je suis. Je sais qu’elle est venue ici pour moi. Peut-être suis-je Doge effectivement, peut-être est-elle là pour me rendre ma mémoire. Peut-être.
— Écoutez, je ne peux pas répondre à vos questions. Est-ce que...
— Oui ?
— Je vous invite à manger quelque part. Nous parlerons.
Ma proposition l’illumine soudainement. On dirait qu’elle s’est mise à briller, à l’intérieur.
Tandis qu’elle me suit sans un mot le long du canal, à la recherche d’un restaurant tranquille, une nouvelle question vient s’ajouter à ma liste, sans réponse elle non plus. Si j’étais Doge, est-ce que je pourrais tomber amoureux de cette fille-là ?

Mes carbonara sont du même jaune que le soleil et je les dévore pendant que Lucia se raconte.
Elle a rapidement compris que je ne pouvais pas répondre à ses questions, que j’étais un handicapé du savoir. C’est elle qui essaye alors de m’expliquer, de dérouler sous mes yeux une histoire très compliquée mais qui semble pour elle relever de l’évidence.
Malgré son teint de pâquerette, Lucia est espagnole. Comme les gens de son âge (vingt ans ? vingt-cinq ?), elle suit une formation professionnelle. Ce n’est pas ça qui l’intéresse. Elle me dit avoir découvert l’envers du miroir un jour et que ce reflet ne l’a plus jamais lâchée. Elle a compris qu’il y avait plus dans le monde que ce que l’on saurait en percevoir, qu’il y avait une autre réalité cachée quelque part, que toutes les choses étaient reliées, que chaque ensemble n’était que la partie d’un tout.
Ça a commencé comme un jeu. Il s’agissait de trouver les rapports entre les idées les plus lointaines. Ce défi imaginatif, elle le partageait grâce à Internet avec de nombreuses autres personnes aux quatre coins du monde. Ça l’amusait, la poussait à faire des recherches personnelles. Chaque découverte la menait un peu plus loin. En cherchant l’Atlantide, elle avait découvert Platon. En enquêtant sur le Baphomet, elle avait dû parcourir la Bible, lire Omar Khayam, enquêter sur le Vieux de la Montagne tel que le présente Théophile Gautier. Elle s’était passionnée pour les templiers, les rose-croix et les francs-maçons. Elle avait cherché le rapport entre Ismaël et Isaac, les deux fils d’Abraham aux descendances opposées. Elle s’amusait à comparer Averroès à Swedenborg. Elle avait découvert Borges par Umberto Eco et Lönnrot par Borges.
Ils étaient une petite cinquantaine à correspondre, à construire des théories sur l’importance des Gnomes de Zurich dans la fondation des États-Unis, le rôle de la scientologie dans la littérature contemporaine ou le rapport mystique entre Pythagore, Bach et Messiaen. Ils s’amusaient de toutes les coïncidences. Puis Doge était apparu dans leur petite communauté, sorte de guide spirituel dissimulé par l’anonymat des réseaux informatiques. Il avait choisi douze de ces joueurs pour en faire ses Apôtres. Il avait décidé de percer le secret de ce labyrinthe de correspondances intellectuelles, de s’y plonger en entier et d’en ressortir. Il avait besoin de l’aide des meilleurs chercheurs. Il avait fini par partir pour Venise, le labyrinthe dans le labyrinthe. Le lieu terrestre où tout se rencontrait : Cazotte et la kabbale juive, Wagner et Vivaldi, Marco Polo et Le Tintoret, Thomas Mann et Hugo Pratt, l’orient et l’occident. Le croisement de tous les chemins qu’avait emprunté le savoir occidental depuis l’Antiquité, le point de départ et d’arrivée de toute les quêtes ésotériques. Il avait donné régulièrement de ses nouvelles, semblant s’approcher de jour en jour de l’issue du problème.
Et puis plus rien. Il avait disparu dans la nature. Son dernier message électronique avait été envoyé de l’ordinateur en libre accès d’un petit hôtel vénitien, la Pensione alla Salute da Cici. Les Apôtres avaient organisé une réunion virtuelle et choisi d’envoyer Lucia sur place.
Son histoire incroyable réveille en moi d’obscurs échos. Elle me dit encore que Doge l’avait mise en garde sur les dangers qui rôdaient toujours dans les labyrinthes. Il disait que ceux qui s’y risquaient mettaient leur propre vie dans la balance. Elle ne pense pas que Doge ait quitté Venise. Elle croit qu’il est là, quelque part, qu’il n’est pas impossible qu’il se soit trop approché de la vérité et qu’il s’y soit brûlé les ailes. Elle me regarde, plongeant dans mes yeux ses miroirs avides. Elle voudrait que je lui dise oui. Oui, Lucia, je suis celui que tu crois.
Mais rien ne remonte en moi, si ce n’est le désir de plus en plus vif de recouvrer mes souvenirs. Si je suis Doge, je suis un Doge amputé de sa mémoire, amputé de ce qui pourrait t’aider, Lucia. Dans le meilleur des cas, je ne suis pas bon à grand-chose.

Sur ses doutes et sur ma douleur de dépossédé c’est la nuit vénitienne qui l’emporte. C’est la douceur du soir qui nous mène hors du restaurant, qui nous pousse à marcher à l’aveuglette dans les ruelles et sur les ponts. Nous parlons peu. Nous nous arrêtons souvent pour regarder, au détour d’un canal, la lune sourire à la lagune. L’obscurité vénitienne est lyrique : elle murmure des vers de Musset. Elle pousse à la contemplation.
Il est près de minuit. Un chat miaule au bord d’un puits tandis qu’assis sur un escalier qui ne mène nulle part nous contemplons le temps qui fuit. Comment ne pas être amoureux, lorsqu’on est à Venise ? Qui prétend supporter cette ville en solitaire ?
C’est avec soulagement que nos bras se referment l’un sur l’autre dans un geste prémédité de sauvegarde, de survie. Improbable couple de la sainte Lucia et de l’amnésique, dont les lèvres se trouvent comme si elles s’étaient toujours cherchées.
Venise est encore là, pleine d’ombres et de silences, quand les amants se mêlent dans la chambre d’hôtel. Quand leurs corps émus se touchent et se confondent, dans l’impossible espoir d’une fusion parfaite, quand encore ils s’éloignent pour mieux y revenir, quand leurs bouches mélangées libèrent le même souffle, quand ils se sentent deux, puis plusieurs, puis un seul...
Venise est toujours là, tenant à la fenêtre une ronde chandelle.

Elle s’est réveillée la première et, au petit jour, la chambre a repris son anonymat tragique. Quand j’ouvre les yeux, elle est pourtant là, nue comme la beauté, appuyée contre l’oreiller. Elle me regarde, Lucia. Elle me contemple de ses yeux pâles, la Lucie, essayant de lire dans mon visage le nom de celui qu’elle est venue retrouver. Je suis encore imbibé d’inconscience, une partie de moi reste immergée dans l’eau bourbeuse du sommeil sans rêve. Je vois son regard qui flotte, qui glisse sur mon visage, qui se perd en direction du mur derrière moi et se fixe.
Elle me tâte l’épaule, m’attire vers le réveil. Quelque chose la presse maintenant.
— Tu m’as bien dit que tu n’avais rien trouvé qui t’appartenait ici, n’est-ce pas ?
Je grogne une réponse qui veut dire oui, non, laisse-moi en paix.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Sa voix me presse, je me retourne et suis son doigt. Presque invisibles sous l’armoire, deux couvertures supplémentaires sont pliées au-dessus de ce qui semble être une boîte à chaussures. Je me sens tiré vers le réel. Comment ai-je pu ne pas la voir hier ? Lucia est déjà debout, je regarde son corps évanescent évoluer dans la pièce. Elle ramène le récipient en carton sur le lit, entre nous deux. Je soulève le couvercle.
À l’intérieur de la boîte, il y a un revolver chargé. Lorsque je m’en saisis afin de voir ce qui se trouve en dessous, je suis surpris de le sentir familier dans ma main. Je sais m’en servir, ça ne fait aucun doute. Lucia soulève la pochette sur laquelle il était posé. Elle contient les négatifs d’un film de vingt-quatre poses. Tout au fond sont soigneusement empilés les tirages de ces clichés. Nous les étalons sur le drap, dans l’ordre.
Une plaque de rue prise en gros plan. Une rue. Un pont. Une seconde plaque. Une place. Un passage sous une maison. Encore une plaque... Les photos semblent retracer un itinéraire, une sorte de cheminement à travers Venise. La dernière représente une cour intérieure : le lierre a envahi les façades des maisons, les fenêtres sont aveuglées, un petit puits en mauvais état trône au milieu. Le terme de ce mini-périple ressemble à mille autres cours à travers la ville. Malgré mes efforts, je n’arrive pas à lui distinguer de signe particulier.
— Tu sais ce que je pense ?
Non, mais je m’en doute un peu.
— Je pense que tu es Doge. Je pense que tu as trouvé le chemin qui mène au cœur du labyrinthe et, comme une Ariane prévoyante, tu as déroulé un fil derrière toi.
— Pardon ?
— Ces photos, c’est toi qui les a prises. Tu as balisé ton itinéraire pour pouvoir ressortir... Tu as un appareil sur toi, non ?
Si, bien sûr. Mais tous les touristes en ont un, cela ne fait pas pour autant d’eux des quêteurs mystiques. Je tais cette remarque, ce n’est pas à moi de casser son élan. Et puis je voudrais tellement ne pas douter.
— Le revolver ?
— Tu es quelqu’un de prudent. Tu sais qu’il peut être dangereux de s’enfoncer trop profondément dans un labyrinthe : tu as emporté une arme avec toi.
Les pièces du puzzle se mettent place. Elle est habituée, Lucia, à faire coller tous les éléments pour que les histoires se tiennent. Tant pis si elles sont inventées de bout en bout.
— Tu es parti explorer le labyrinthe en prenant des photos sur ton chemin. Mais lorsque tu es arrivé ici (elle pointe le dernier cliché), tu t’es arrêté... Je pense que tu y as été confronté à quelque chose de plus fort que toi.
— Quoi donc ?
— Je n’en sais rien, laisse-moi finir... Tu as alors compris que tu allais perdre la mémoire. Tu t’es dépêché de sortir la pellicule de ton appareil et tu es allé la faire développer. Une fois en possession des photos, tu les as soigneusement rangées dans cette chambre, avec ton arme, en prenant soin de dissimuler le tout pour que la femme de chambre ne t’en débarrasse pas... Finalement, tu as bel et bien perdu la mémoire.
L’histoire est séduisante, elle a le mérite de me donner le rôle du héros. Mais elle n’a pas l’avantage de me rendre mes souvenirs. Doge n’est qu’un nom pour toi, Lucia, tu ne sais pas qui il est vraiment. Tu ne peux rien m’en dire.
Au fond de moi, j’ai peur à présent de te perdre. Parce que je sais ce qui va se passer. Ces yeux figés dans les miens sont ma ruine et ma folie.
— Il faut que nous allions voir.
— Il n’en est pas question.
— Tu en reviens, Doge ! Tu as déjà vu ce qu’il y avait là-bas. Tu n’en es pas mort.
— ...
— N’as-tu plus envie de connaître la vérité ?
Arrête de me regarder, petite fille. Laisse-moi m’enfuir. Laisse-moi oublier encore.
— Habille-toi et prends le revolver.
Je ne bouge pas.
— Très bien. J’irai seule.

Nous nous enfonçons tous les deux au sein du labyrinthe.
Les premiers vénitiens se réveillent, il n’est pas encore sept heure. Des éboueurs en vaporetti vident les poubelles de la semaine dans la gueule de leurs bateaux. Les chats se dérouillent dans la fraîcheur du matin. Tout est si calme quand le monde dort encore.
Nous suivons la piste de ce jeu malsain que, peut-être, j’ai organisé moi-même. Lucia avance à grandes enjambées, de cliché en cliché, se précipitant vers la cour délabrée comme si elle y était aspirée. L’arme que je porte coincée dans la ceinture de mon pantalon m’appuie sur le haut de la cuisse à chaque pas. Nous nous dirigeons vers le Vieux Ghetto.
Mes pensées s’emballent dans cette presque course, fouettées par l’odeur de marée des matins vénitiens. Tout ce qu’a dit Lucia est crédible, son histoire pourrait être vraie, et pourtant elle n’évoque rien en moi. Sa reconstitution des faits n’a pas provoqué le même frisson que quand j’ai ouvert la boîte, quand j’ai saisi l’arme. Si le nom de Doge me rappelle des souvenirs confus, je ne peux pas affirmer avec certitude que je suis bien lui. Quelque chose me manque encore, un détail m’échappe et je sens, tandis que nous nous précipitons vers le cœur du mystère, que ce détail est vital, que notre survie en dépend. Le réceptionniste de l’hôtel, m’a vu avant-hier en compagnie d’un homme. Qui était-il ? Et qui suis-je, nom de Dieu ? Je n’ai plus le temps d’y réfléchir, il me faut désormais suivre la cadence de Lucia : Lucia avide de connaissance, Lucia qui a besoin que je sois Doge pour pouvoir m’aimer, Lucia qui ne m’attendra pas.
Nous dévalons un pont. Je tombe nez à nez avec une plaque de rue, une plaque rouge et blanche, qui n’apparaît sur aucune des photos. Mes pieds se figent, comme enracinés dans les pavés. Je déchiffre : “Calle de Asterion”. J’en ai le souffle coupé. Asterion. C’est mon nom.
Lucia a continué, elle a tourné le coin. Je me force à avancer, à courir pour la rattraper, mais c’est ma mémoire qui revient la première, comme une lame de fond. Elle ravage ma conscience, elle gronde dans ma tête et finit par s’écraser sur moi, de tout son poids.
J’avance à pas rapides. Je parviens à revenir au niveau de mon compagnon.

Je marche aux côtés de Doge. C’est un quarantenaire barbu, originaire d’Angleterre, que j'ai rencontré à Venise. Il est descendu dans le même hôtel que moi. Nous avons sympathisé. Dans ma poche se trouvent serrés un revolver de moyen calibre et un lot de photos, vingt-deux pour être précis. Je les ai prises il y a plusieurs semaines déjà, lors d’une séance de repérage. Je les ai emmenées avec moi, mais je n’en aurai sans doute pas besoin, je les connais presque par cœur. C’est juste une garantie, au cas où on se perdrait.
Je guide Doge. C’est moi qui lui montre le chemin dans le labyrinthe. Il m’a expliqué ce qu’il cherchait et je lui ai dit que je pouvais l’aider. Je lui ai promis de l’amener directement au cœur de l’énigme, de lui montrer la fameuse porte derrière laquelle se cachent les réponses à toutes ses questions. Il m’a fait confiance, bien sûr. Ils ne peuvent pas s’empêcher de me faire confiance.
Nous arrivons dans la cour. Je l’ai choisie, celle-là plutôt qu’une autre, parce qu’elle est loin de tout. Les bâtiments qui l’enserrent sont désaffectés et morts, ils menacent de s’écrouler sur vous. Au petit matin il n’y a aucun risque d’y voir traîner un quidam égaré. Doge est debout entre les maisons. Il semble interloqué : la place est fermée, sans autre issue que celle que nous venons d’emprunter. C’est un cul-de-sac, la fin du chemin. Il se retourne vers moi.
Je suis Asterion, fils illégitime du roi Minos. Fruit des amours de ma mère avec un taureau, je hante les labyrinthes depuis l’aube de l’humanité. D’Heraklion à New York, de Paris à Venise, j’ai pour destin de tuer les présomptueux qui prétendent en retrouver la sortie. Et jamais je n’ai été défait.
L’Anglais ne pourra pas le comprendre : la détonation a stoppé sur ses lèvres la question qu’il voulait me poser. Il tombe à genoux. Le trou que je lui ai fait dans le ventre ressemble à une petite bouche écarlate, une bouche muette qui ne peut que gargouiller d’incompréhension. Doge meurt sous mes yeux et je le regarde se vider de son sang.

Le revolver est brûlant dans ma main. Elle tombe, face contre terre. Je vois son visage s’écraser sur le sol, j’entends son nez craquer. Un groupe de pigeons effrayés par le coup de feu décide de changer d’air. Je reconnais la cour. C’est bien la même où j’ai tué Doge. La flaque de sang continue de grandir. Ses cheveux, dispersés comme les étincelles d’un feu d’artifice, s’imbibent du liquide visqueux.
Mon Dieu.
C’est Lucia.
Mon Dieu.
Je viens de la...
L'arme fait un bruit mat en heurtant le pavé. Je m’enfonce un poing dans la bouche. Ne pas hurler, surtout ne pas hurler. Lucia ne bouge plus, Lucia ne respire plus. Je m’avance d’un pas. Je sens l’horreur gronder en moi. Je dois me contrôler. Surtout ne pas céder de terrain à la folie. Je la contourne, lentement. Surtout ne pas marcher dans le sang. Je l’attrape par les chevilles, la traîne jusqu’au puits.
Soulever le couvercle de bois vermoulu n’est pas bien difficile. Une odeur de grotte monte du fond de l’abîme. Mes gestes sont mécaniques, j’ai l’impression de les avoir fait un million de fois. Ramasser le corps. Le faire basculer sur l’épaule. Bien aligner les membres pour ne pas qu’ils coincent. Laisser glisser dans l’ouverture. Se boucher les oreilles pour ne pas entendre le bruit du cadavre qui disparaît dans le noir, qui heurte l’eau. Refermer le puits.
Comme un homme ivre, je ressors de la cour. Deux mignons petits chatons lapent joyeusement la grande flaque rouge et tiède. Au bout de quarante mètres, je suis pris de nausées et je vomis tout ce que je sais par-dessus le parapet d’un pont.

*

J’ai beaucoup écrit cette nuit. J’arrive à présent au terme de mon histoire.
J’ai passé la journée à errer dans Venise, à attendre ce soir. À la nuit tombée, je suis allé replacer les photos et l’arme dans la chambre d’hôtel. Puis j’ai pris la décision de tout rapporter ici.

Je viens de relire le début de mon texte et il me paraît difficilement croyable. La mémoire me quitte à une vitesse telle que les souvenirs que je viens de consigner me semblent déjà appartenir à la fiction. Il était pourtant nécessaire que je fasse ce travail, afin de le trouver plus tard, quand j’aurai définitivement oublié. Peut-être m’aidera-t-il à m’évader de ce cycle infini.
Une question me vient à l’esprit, question à laquelle toi seul peut répondre puisque tu es en train de lire ces mots. Où vais-je pouvoir placer ce cahier pour être sûr de le retrouver ? J’avais pensé le mettre dans la sinistre cour, mais j’ai peur de ne découvrir son contenu que trop tard. Je pourrais peut-être le cacher dans la chambre d’hôtel, mais qui sait s’il y restera suffisamment longtemps ? Sans compter que si tu le trouves trop tôt, il est vraisemblable que tu prendras tout ceci pour une triste farce ou, pire, une tentative de te tromper.
Ces questions me paraissent encore bien futiles par rapport à celles qui m’ont hanté tout le jour. Combien de meurtres ais-je commis et oubliés ? Je ne peux pas croire que Doge ait été ma première victime, tout était trop bien planifié. Depuis combien de temps le vieux puits me sert-il à dissimuler des corps ? Combien de fois ai-je pu tirer sur un être sans défense, simplement pour l’empêcher d’approcher de la vérité ?
Et pire encore : combien de fois as-tu recommencé avant de lire ces mots ? Tu ne peux le dire toi-même, j’en suis sûr. Tu as la conscience bien nette, masquant derrière un oubli irrévocable ton interminable farandole de morts.

Le vent fraîchit. Le Grand Canal clapote sa plainte éternelle. Je sens que je n’en ai plus pour longtemps à me souvenir, que je vais bientôt renaître à l’amnésie.
J’espère de tout mon cœur que tu m’as cru, sans quoi ces quelques mots resteront de simples mots, vaine fenêtre inutilement ouverte sur le plus inextricable des labyrinthes.
Je vais maintenant refermer le cahier.

 

Venise, nuit du 6 au 7 mai