JE SUIS ICI — Léo Henry

Hank, the sailorman

Un Hollandais de quarante ans, distingué et pince-sans-rire, blond, un peu pâlot. Il ressemble à un grand ado égaré, réjoui de l'être. On se fait refouler à Skeldon, au bac qui traverse le fleuve entre Guyana et Suriname. Hank est ingénieur naval sur un cargo. Il prend quinze jours de vacances pour visiter ses parents au pays, leur annoncer la grande nouvelle.

Son bateau, quand il le décrit, ça a l'air d'être un monstre, un HLM horizontal qui tourne dans l'Atlantique. Ils sont quatre ou cinq pour le diriger, lui toujours à fond de cale, à surveiller ses machines. Une vie monacale. Ils chargent à la Rochelle, déchargent aux Antilles françaises, descendent à Georgetown, remontent l'Essequibo jusqu'à Linden pour gaver les soutes de bauxite, qu'ils filent revendre aux Etats-Unis. Le gros cul du cargo colle aux hauts-fonds de boue rouge, il faut attendre plusieurs jours une marée propice au départ. Les paysans voisins approchent en pirogue leurs épiceries ambulantes. Hank a une liaison avec une vendeuse de fruits frais : une histoire d'amour de quelques jours, reprise d'une année sur l'autre. Cette fois il a sauté le pas, il vient de l'épouser.

Sa nouvelle femme est une hindi de la forêt, à qui il a laissé en partant de quoi construire une maison. C'est là qu'il passera ses jours de rade l'an prochain, là qu'il prendra sa retraite, peut-être. Demain il sera à Paramaribo, après-demain à Rotterdam. J'imagine la grande maison bourgeoise de ses parents et l'étrange réunion familiale qui y aura lieu.

Après trois Banks Beer (it's brewery fresh !) je lui propose de pousser jusqu'au Sea Wall, voire les crabes noirs patauger dans le ressac brun. Il refuse très poliment. C'est les vacances et la mer, Hank la voit assez comme ça.

A Manaus il y a des gens bizarres (1)

"Je le fais jamais quand je suis en Espagne, mais quand je voyage, je me paie parfois un peu de crack. Une pierre à 20 reais. La dernière fois c'était avec trois potes, on est resté à fumer toute une nuit dans une chambre d'hôtel, avec des filles qu'on avait rencontré. Le lendemain il s'est avéré que l'une avait 16 ans, l'autre 14, et que la troisième était un garçon...

J'écris de petites chroniques, format article de journal, sur ma vie. Là je suis plutôt calme, mais quand je me lâche, il m'arrive plein de trucs. Je sais pas trop quoi en faire. Je me dis que les gens dont la vie est chiante pourraient aimer lire ça, un jour."

J'ai pas lu ses gonzo-chroniques, mais j'ai suivi ses conseils. Deux mois plus tard je déboulais à Parnaíba, où vit un de ses cousins, un des plus beaux endroits de la côte sud-américaine.

A Manaus il y a des gens bizarres (2)

Marcia connaît mieux l'Europe que son Amazonie natale.

Elle ne veut pas aller dans la forêt. Elle a peur de ce que bouffent les Indiens.

"Ils y mêlent souvent les cendres de leurs morts récents".
Et ça, pas moyen.

A Manaus il y a des gens bizarres (3)

Ce n'est pas un clochard, c'est un prophète. Il est là depuis 17 ans. D'où vient-il ?

"Du ciel. Vous m'avez appelé si fort, si longtemps, il fallait que je descende pour résoudre vos problèmes".

Passe une vieille pute avec laquelle il échange trois mois. Quand elle a le dos tourné, en se frappant la tempe :

"C'est le problème des gens d'ici. Ils sont complètement fous. Eh oui."

Zerão

Le stade de foot de Macapá est construit à latitude zéro : sa ligne de milieu de terrain double l'équateur. Une équipe joue dans l'hémisphère nord, l'autre dans l'hémisphère sud.

A Belém, un milieu de terrain du Flamengo déclara, en interview, être très fier de disputer un match dans la ville de naissance de Jésus Christ.

A trois reprises, un papillon s'est posé sur la table du jogo do bicho, la lotterie des animaux. J'avais parié sur le lion. Je suis nul aux signes du destin.

Je crois tout ce qu'on me raconte

A Port of Spain, l'an dernier, en suivant un sound system mobile du carnaval. Daniel, au coude à coude avec un groupe de touristes.

Quelqu'un tombe, mouvement de foule, la musique s'arrête, un spot fouille. Beaucoup de sang sur le débardeur de l'Américain.

"Il s'est pris deux coups pic à glace dans le ventre. Il était juste à côté de moi et je n'ai rien vu venir."

Skeldon again

Il a vingt ans et parle anglais avec l'accent new-yorkais. Quelques semaines par an, il quitte le Queens pour revenir bosser ici, dans l'entreprise de back-tracking de sa grand-mère : faire passer au Suriname les voyageurs sans visa. Il aime causer avec la clientèle avant de les livrer au fleuve sur des pirogues branlantes.

"The worse here, man, it's the mosquitoes !" On ne peut plus d’accord.

Naoki

Au Japon, il survit de boulots saisonniers : vider des saumons de leurs oeufs pour en faire des sushis. Ici il peut passer deux jours sans rien faire, juste à fumer de la maconha, à regarder monter, descendre le soleil.

Quand il voyageait au Pakistan, il s'est fait diagnostiquer trois fois la même maladie. Au début, dans un petit village, c'était une simple grippe. Comme elle refusait de guérir, il est allé en ville la transformer en poussée de malaria. Plus tard encore, à Islamabad, ils ont fini par lui découvrir une hépatite. Une semaine d'hosto, quinze kilos plus tard, il reprenait sa route vers l'Inde.

Il existe un réseau d'auberges de jeunesse à l'usage des nippons, tenus par leurs concitoyens. A São Paulo, l'une d'elle est dirigée par un yakusa à la retraite, la phalange en moins et tout. Il possède aussi un réseau de call girls. Il est encore un peu dans "les affaires".

Naoki va rester quelques jours de plus, à l’abri de la dune de Jeri. Malgré mes efforts, je n'arrive à l'intéresser ni au forró brega, ni à la novela de huit heures. Il préfère patauger dans les marais sous les étoiles.

Cidade de Manicoré

Il est un peu gonflant, comme le sont souvent les Brésiliens cultivés. Ignorant ses concitoyens somnolents de l’entrepont, c'est avec l'étranger qu'il veut causer.

C'est un grand sec tout tanné, un peu de Gérard Darmont dans la dégaine, la cinquantaine qui grisonne. Paulista exilé, haut fonctionnaire brasiliense en fin de carrière, il vient en forêt pour une campagne de pèche de six mois. Il négocie violemment avec le pilote un arrêt au milieu de nulle part, des bras pour décharger ses bagages : un groupe électrogène, une moto 250 cc, des cannes, du tabac, des conserves. Et un combiné télé lecteur DVD, pour montrer aux indiens les films de Werner Herzog, dont il ramène une intégrale.

Il est mécontent de tout, en rage après tout le monde. Il va se construire une cabane dans la jungle et puis s'il s'y sent à l’aise, eh ben, il fera aussi bien de ne jamais revenir.

Il part un matin à l'aube, l'accostage ne réveille personne, il a déjà disparu.

Johannes

"Ici c'est pas pareil. Les jolies filles, on peut leur parler."

Ca fait trois mois qu'il est coincé à São Luis do Maranhão, dans cette pension pourrie où m'a mené le vendeur de parfum à la sauvette qui a accepté de partager sa chambre. Il ressemble à un scout de la Patrouille des Castors, avec ses chaussettes qui lui remontent à mi-mollet, son bermuda kaki. La fille de la patronne le regarde passer, émerveillée à chaque fois : mieux qu'un gringo, un Autrichien.

Johanes était parti pour faire le tour de l'Amérique du Sud, mais il est tombé amoureux et a laissé filer ses compagnons de route. Elle, une maranhense très noire, vient le rejoindre une heure chaque soir, entre son boulot et sa famille. Ensuite il part zoner dans le quartier, à écluser des bières, à tituber, vivant appel au braquage, d'un blanc lumineux. Mais personne ne l'approche. Il a à peine vingt ans et on le reconnaît pour ce qu'il est : un ange bourré, complètement perdu.

Natália Lins

On la connaît bien, à Belém, parce que c'est la cité HLM qui avoisine au stade de foot. Et parce que son mur du fond marque le début de la favela du Jardim Sideral.

Dans les bâtiments les plus près de la voie rapide, plusieurs apparts ont été convertis en maisons closes alternatives. Depuis qu'un travesti y a été planté à coups de couteau, les putes racolent par Internet et filent rencard devant la grille, faisant passer le client pour un énième cousin en visite.

Il y a dix ans, un voleur de cuivre en avait escaladé le pylône, pour démonter le transformateur électrique. C'est la petite soeur de Noel - onze, douze ans, à l'époque - qui avait retrouvé le corps, cinq mètres plus bas, décapité par un câble à haute tension.

Juazeiro da Bahia

"Tu habites à Rio ? Mais c'est super dangereux, là-bas !"

Opinion partagée par tous les Brésiliens, à l'exception notable des Cariocas.

A peine plus tard, dans un quartier résidentiel, deux détonations font fuir les gamins qui jouent dans la rue, rameutent une voiture de flics.

"C'est rien. C'est juste notre voisin qui a tiré sur sa femme. Ca lui arrive. Il la rate à chaque fois."

Le jaloux s'est barré par la fenêtre avant l'arrivée des poulets, elle ne portera pas plainte.

"Voilà ce qui arrive quand on n'a pas Jésus dans son coeur. Le démon y pénètre !"

L'influence satanique, bien sûr. Et la possession d'un .22 long rifle, aussi, peut-être.

Cidade de Manicoré (2)

"L'animal le plus rusé de la création, c'est le Péruvien."

Pour aller du fin fond du Pará (où il vit), à Cuzco (dont il vient), il faut un peu plus de quatre semaines de voyage. L'Amazonie dans toute sa largeur, plus un gros bout de cordillère des Andes et pas mal de bus sur des routes sujettes à disparitions subites.

Chaque réunion de famille, ça veut dire cinq mois loin de sa maison, loin de son épouse. Pour pas se faire piquer cette dernière, il a truc tout bête : la foutre enceinte trois mois avant de plier les gaules. Même avec du retard il est de retour pour l'accouchement.

Et il conclut par de lents hochements de tête, admiratif de sa propre ingéniosité.

Chocolate

Chocolate s'appelle Cleia, en vrai. Elle est mignonne. Marrante aussi.
Elle est arrivée de Valencia il y a dix jours, me suggère de l'emmener à Paris, voir ce grand musée, là, le Louvre. L'eau de Porlamar était topaze ce matin, maintenant le front de mer est noir, plein d'immeubles illégaux désaffectés depuis Chavez. Pendant la semaine sainte, l'île ne désemplit pas. Raquel, la mère maquerelle, a fait venir des renforts de province.

Ca fait dix jours, seulement, que Chocolate a commencé. On mange tous ensembles dans un restau de fruits de mer, bizarre dîner de famille. Une fois refusé poliment sa "danse privée en tenue intime" elle me parle un peu de chez elle, de son taf, se marre quand je la plains, me tape des clopes en répétant que je fume trop.

Quand elles filent faire leur nuit, on retourne, un peu gris, jusqu'au bateau. Daniel les aurait bien suivies quelques heures, je crois, moi j'essaie de m'égayer en me rejouant l'anecdote façon Lavilliers : "quand j'traînais les caboulots d'Margarita avec des filles de mauvaise vie..."

A côté du ponton, la coque alu d’un voilier français coulé pour l’assurance s’ensable depuis dix ans.

Le vieux français

Il finit de crever dans une pension caraqueña, petit parce que tassé, parce que tout maigre et infiniment vieux. J'ai échangé avec lui, à mon arrivée, mes trois miettes d'espagnol. Le patron m'apprend plus tard que François est français.

Il pose ses béquilles contre le bras éclaté du canapé, s'assied au ralenti pour dompter un tremblement. Il revient de six mois dans le Rhône, pour se faire opérer des genoux, pour enterrer une deuxième ou troisième femme.

"Ici c'est comme la France de 45, juste après la guerre. Je ne suis plus habitué à la vie là-bas. Rien n'est plus pareil. Tu as besoin d'un clou ? Il faut aller aux mille diables et encore, si tu as une voiture. Et puis mes habitudes alimentaires sont plus les mêmes. La nourriture française..."

La vie de François, c'est un cinquième de région lyonnaise, tout le reste de Venezuela. Ses enfants, vieux aussi, sont tous ici, avec leurs gosses à eux. Et pour ne déranger personne, l'ancêtre est venu finir au Nobleton - avec son hall empli d'air gris, ses chambres comme des cercueils, et son palmier aux palmes jaunes qui s'affaisse au bas de l'escalier.

Georgetown

Chris veut que j'écrive un roman sur le Guyana. Il m'en délivre la trame en éclatant des moustiques sur ses bras. Ce sera l'histoire d'un pork knocker mourrant de malaria dans la forêt, révisant ses rêves dans son agonie. "Si je parviens à trouver un filon de 15 onces par jour, je peux devenir président." Il conviendra de faire du chercheur d'or un intellectuel. De revoir, par ses yeux, toute l'histoire du pays depuis son indépendance.

"La première chaîne de télé est apparue en 1987. Tu imagines ?"

"You're from Southern California ?"

Je lui avais filé rencard plus tard, je ne le retrouve plus, personne ne se souvient de lui. Il s'est présenté comme un sud-africain. De la Légion, il a ramené quelques solides bases de français :

"You see this beautiful madame ? You give her beaucoup money, she loves sucer."

Andy m'aide à retrouver le chemin de la mer. Rasta diabétique, à moitié clochard, un peu cracké sans doute, il arpente Palm Court sur son VTT en fibre de carbone. "Il suffit de suivre le vent, mon frère, just follow the wind".

Et ça marche, bien sûr.

Georgetown est un finistère. On ne peut y venir par hasard. Dans cette capitale en bois blanc, le plus haut bâtiment - la Cathédrale - fait moins de quatre étages. Les pâtés de maison sont séparés par des canaux semés de nénuphars roses, des rues perpendiculaires que dévalent des taxis collectifs aux autoradios surpuissants.

"Jah loves !"

Kruze, ici et là

On se voit à Boa Vista à la mi-avril. Il vide des trois quarts de bières dans un des bistros de la gare routière, feuilletant le lexique de son Lonely Planet. A la frontière du Guyana, son passeport néo-zélandais lui vaut d'être refoulé, sans possibilité de bakchich, à cause de la coupe du monde de cricket. Les ressortissant des pays participants doivent faire établir un visa qui coûte une jambe.

Il fait demi-tour, me laissant à la douane de bord de rivière, au coude à coude avec les fusils sous la tente kaki. Ca ressemble un peu à un reportage sur les guérillas africaines, avec des ondes de chaleur pour flouter l'image.

Ouro Preto, fin mai. El Niño et l'altitude font souffler un vent glacial, helvétique, sur le vieux centre baroque. Tout le monde porte une paire de pulls et des chaussures fermées.

Kruze picole dans une pizzeria avec des autochtones bilingues, fiers de causer en anglais. Il a l'air à peine surpris de me voir, trois mille kilomètres plus bas. Fait, à la cantonade, la promotion de son pays : bonne bière, bon vin, prix comparables à ceux du Brésil. Et la meilleure herbe de la terre, cultivée par les Maoris de l'île Nord.

A force de dérive et de pas de crabe, Kruze espère arriver à Londres d'ici un an ou deux.