Vu d'ici, ça ressemble à une cité-dortoir soviétique. Une de ces villes secrètes qu’on construisait en hâte pendant la Guerre Froide, une banlieue pour savants fous et leurs familles. C’est là-bas qu’on concevait les armes et les fusées, les gaz toxiques, les trucs dangereux. De la neige désormais arpente leurs rues désertes. La nature — comme on dit — a repris ses droits.
Vu du ciel, ça ressemble à ça : des boîtes à domino abandonnées.
Quand on finit de se poser, je fais mine de déboucler ma ceinture. Je suis doublement sanglé, comme un coureur de F1 dans son siège baquet, mais le pilote agite son gant sous mon nez en jouant du sourcil : le zinc doit encore rouler plusieurs minutes, secoué par les irrégularités de la piste.
Il n'y a rien d’intéressant à scruter dans l'habitacle, des boutons qui clignotent et qui se ressemblent tous. Je me demande comment on appelle la place du mort dans un avion. Sans doute dit-on : la place du mort.
Un utilitaire nous attend, chapeauté d’un escalier. Je l'ai vu cent fois sur les bandes d'actualité, les photos, à la télé, mais l'apercevoir en vrai rend une impression étrange : c'est le camion à escalier de toutes les stars, de tous les dignitaires descendant de tous les jets privés depuis que l'homme sait voler.
Il fait un froid de gueux de l'autre côté de la carlingue et les bourrasques me plaquent les sapes au corps. Je dévale les marches sans profiter de l’instant glorieux. Deux bonshommes, en bas, vêtus de gris, m'accueillent et m'endoudounent dans une parka. Mes yeux pleurent à gros glouglous. Je n'entends pas ce qu'ils me gueulent tandis que nous traversons le tarmac.
Guérite. Thé dans un mug en plastique, très haut et trop profond. Mes hôtes ont retiré leurs capuches et leurs lunettes. L'un d'eux est une femme. L'autre frotte de longues mains rouges au-dessus de la grille du radiateur.
— Du sucre ?
— Merci. Ca va aller.
Deux ordinateurs en veille. Des plans ont été punaisés à même le gros bois des murs, ceux de la Cité sans doute. Il y a des itinéraires, tracés au stabylo fluo, en jaune, rose et vert. Je n'arrive pas à discerner la piste d'atterrissage. Sur la page du mois du calendrier carré, une geisha décolletée, à genoux, sert à boire.
— Nous ne recevons pas beaucoup de visiteurs.
Je hoche la tête, sirote. C’est du Ceylan breakfast tea trop infusé.
— Pardon pour l'accueil.
— Quand vous serez réchauffé, une voiture viendra nous chercher. Je m'appelle Ryan. Elle c'est Eileen.
— Nous serons vos guides.
Quand je repose la tasse, ma peau se pince dans l’anse cassée.
— Ce ne sont pas nos vrais noms.
— Je sais.
Le vol depuis Vantaa a duré près de cinq heures de noir, de ciel opaque, brouillards, nuages. Le soleil s'est levé deux heures avant l'atterrissage, enfumé et bas contre l'horizon. Pour autant que je puisse en juger, nous avons suivi une trajectoire à peu près rectiligne. Jusqu'à l'apparition des bâtiments, la terre m’apparaissait plane et grise, sans un point de repère.
Nous pourrions nous trouver n'importe où dans l'hémisphère nord. Mettons, en Sibérie. Ou en Alaska. Pour ne pas mentir ni deviner, il me faudra avouer je ne sais pas où je me trouve. C'est ce que je répéterai à ceux qui me poseront la question.
Des phares, un bruit de moteur couvrant un instant celui du vent. Ryan, Eileen et moi ne sortons du cabanon que pour monter dans la berline. Une berline grise, bien sûr. Nous roulons jusqu'au cœur de la Cité. Bâtiments principaux, immeubles de travail.
— Nous commencerons par la production.
Eileen a une voix un peu forte et aurait un joli sourire, sans doute, si elle souriait.
— Vous savez qu'il est interdit d'emporter la moindre trace de votre passage.
Pas de photos, pas d'enregistrement. Pas de note. Je ne suis pas le premier journaliste à arriver jusqu'ici.
Après quelques minutes de permafrost éclairé en orange : la Cité. Les buildings en semblent trop grands vus depuis la chaussée. A un rond-point, nous contournons la statue, trois fois comme nature, du Petit Père sur son traîneau. Nous nous parquons entre deux voitures identiques à la notre : allemandes, même modèle, même année. A se demander comment ils s'y retrouvent.
Les lumières dans les étages, on, off, on, off, dessinent un échiquier électronique.
Ca papote à la machine à café. Je tends l'oreille, à moitié caché par le ficus en plastique.
— Syd Barrett, je crois bien.
— Oui, bien sûr. Et Nam June Paik.
— Raymond Devos. Euh... Mickey Spillane ?
— Le père de Mike Hammer ?
Mes guides ont pris un rien d'avance. Je traîne la patte pour écouter.
Les deux employés à la pause portent des vestes anthracite sur des chemises perle bleue. Cravates assorties.
— Ouais. J'ai Aaron Spelling, aussi.
— Merde.
Ils sourient. Un troisième arrive, manchettes déboutonnées, roulées jusqu'au coude :
— Pinochet ! Saddam Hussein !
Je suis obligé de filer pour ne pas attirer l’attention. Le percolateur se met en branle avec des craquements de moulin, mais il me semble les entendre rire tandis que je m'éloigne.
La production, donc : grands espaces carrés, semi cloisons, écrans plats. La moquette est gris tacheté. Il y en a deux, trois étages entiers. On lève les yeux à notre passage, les employés ont tous des casques dans les oreilles. J’essaie de deviner ce qui s’affiche sur leurs écrans.
— Qu’est-ce qui se passe ici ?
On s’est arrêté dans une pièce en travaux, presque déserte. On enlève d’un côté, remet de l’autre. Des manutentionnaires, tabliers blancs cassés, déplacent en silence les bureaux en agglo.
Eileen m’explique :
— Réhabilitation. C’était l’espace consacré au segment Blondes. L’intérêt ayant beaucoup chuté, on est en cours de restructuration.
— Et vous investissez dans quel domaine ?
Ryan croise ses mains dans le dos, comme un chef de clinique.
— Proche-orient. Nous avons des gros filons en Syrie et au Liban.
Je tente :
— Anti-américaines ?
On fait demi tour. Dans le couloir, alors que je n’attendais plus de réponse, il confirme.
— Pour le souk de Damas, surtout.
Eileen ajoute :
— Nous refaisons aussi beaucoup d’Antisémites.
— Notre partie réclame une grande capacité d’adaptation.
Je n’en avais jamais douté.
Ensuite on visite la traduction, puis les différents organes de la diffusion.
Des informaticiens bêta-testent le potentiel de différents produits : longues batteries d’écrans noirs, emplis de ces caractères oranges que je croyais bannis depuis le début des années 80.
Nous mangeons au self, bâtiment presse. Eileen me passe sur son badge. Plateau, couverts, entrée, plat, dessert. Quelques tranches de pain mou, pas d’alcool. On parle peu, table par table : le hall réverbère surtout des cliquetis d’inox sur la faïence inrayable.
Je chipote ma purée, mâche une mie molle, résistante. En me levant pour débarrasser j’aperçois le portrait, suspendu au-dessus de nous, si grand que je l’avais raté.
— C’est le Petit Père ?
— Ici nous l’appelons Monsieur Gris.
Je lève la tête à nouveau.
— Pourtant il est habillé en rouge…
— Oui. C’est son costume d’apparat.
Eileen :
— Il le porte sur toutes les photos officielles depuis les contrats Coca-Cola.
Les retours. Des sacs postaux en jute accumulés sur les tables. D’un coup de déliasseur, les employés les éventrent : cascades de papier glacé, couvertures criardes, journaux pliés. Ensuite ils font le tri par langue. Puis d’autres tailladent les pages idoines et en emplissent les cagettes, avant de tout faire envoyer aux ateliers lecture.
J’assiste à l’ouverture d’un colis français : cent ou deux cent mille emballages de carambars, à peine froissés. On les bourre dans des bacs, aux différents étages d’un chariot à roulette que je suis des yeux. Il grince sur une roue folle jusqu’au store lamé plastique.
— C’est pour nos statistiques. Nous vérifions les taux de diffusions.
Ryan se gratte la tête d’un bout de critérium.
— Vous pouvez considérer notre activité comme une sorte de grand téléphone arabe.
— Ca m’a l’air très excitant.
A peine plus tard il fait à nouveau nuit — nous devons être très au nord. Je cherche à me repérer en lorgnant les étoiles, mais le ciel est bouché, rose des lampes à arc. Ryan et moi fumons devant une sortie de secours.
— J’imagine qu’il ne me sera pas possible de rencontrer le… Monsieur Gris.
— Bien sûr que non. Même nous, nous n’avons pas le droit de le voir.
— Il est très mystérieux.
— Non. Il travaille trop.
Trois jeunes employées sortent un peu plus loin. Le vent fait mine d’arracher leurs fichus sombres. Comme tout le monde, ici, elles tirent la gueule.
— Ca doit être dur de bosser dans votre domaine. Je veux dire, toute la journée…
— Certains ne s’y font jamais. D’autres développent des trucs.
Je repense à la conversation de la machine à café.
— Les notices nécrologiques ?
— Ca vide la tête.
Le vent a fumé pour nous. Nous rentrons au chaud.
Il doit être dix-huit heures : la plupart des bureaux se sont vidés. Le parc de berlines grises a déserté le cœur de la Cité. J’imagine les immeubles résidentiels, tous pareils, cernés des pavillons pour cadres. Trois épiceries, deux bars, un cinéma. Pas grand-chose de plus.
Dernière étape avant de partir : les archives. Des kilomètres de microfilms. Des milliards de milliards de données. Elles y sont toutes, depuis le début — et le début remonte à loin.
Eileen s’est assise devant un terminal informatique énorme, couplé un rétroprojecteur. Le ventilateur encrassé gronde sur une note très grave.
— Vous voulez que j’en affiche une en particulier ?
Je réfléchis. Une seule ?
— Euh… Celle du type qui rentre dans sa cuisine et qui trouve ça louche ?
Elle tape. Dans un glissement de celluloïd, le film se met en place. Des données s’affichent, un interminable résumé que Ryan est contraint de me traduire.
— Premier retour : mars 1922. Première diffusion : février. Elle a été crée aux alentours de décembre 1921. La forme originale a été très peu modifiée. On ne lui connaît aucune variante.
— Vous avez le nom de l’auteur ?
— C’était un stagiaire, à l’époque. Il n’a pas été crédité.
Eileen dodeline de la tête.
— Je pourrais faire des recherches. Ca ressemble à du Donovan Grey. Et la période pourrait coller.
Devant mon regard d’incompréhension :
— Donovan est l’auteur, au début des années 20, de celle du type qui rentre dans un café et plouf.
— La proximité stylistique est indéniable.
Ils ont l’air complice, presque amoureux.
— C’était avant l’ère informatique. Il y avait encore des grands créateurs.
— Des artistes.
Congé de mes hôtes, de ma parka. Eileen a l’air soulagée de me voir partir. Ryan me tapote le bras. Par affection, peut-être, et peut-être pour me pousser dehors.
C’est un autre pilote, peut-être un autre avion. Je finis de me sangler à ma place et me tourne vers lui, qui ne me regarde pas.
J’ai envie de lui dire :
— Je vais t’en raconter une bien bonne.
Mais tous les journalistes doivent lui faire le coup, et les imaginer ici, à ma place, me décourage.
Puis l’accélération me colle au fond du siège. Les yeux fermés, c’est comme de sombrer dans un coma arctique. Je ne me réveille qu’à l’arrivée.