JE SUIS ICI — Léo Henry

Mercredi 1er mars

Au sommet du morne du Nouveau Monde, des grillons grillonnent leur chanson de l’aube. Le jour des Cendres s’extirpe de derrière le Pain de sucre.
La baie est d’argent plat, les bateaux immobiles. Les montagnes, bleues contre l’orange du ciel, semblent autant de paravents dans un théâtre de marionnettes.
Derrière moi, un chien matinal compisse son mur habituel et les lumières s’éteignent dans l’escalier des favelas.

Mardi 28 février

- Vous êtes gringos ?
(Près des Arcs de Lapa, deux petites filles m’emplissent chemise et chapeau de confettis ramassés par terre.)
- Vous êtes mariés ? Vous avez quel âge ?
(Est-ce que j’en pose, moi, des questions ? Est-ce que je demande si vous avez le droit d’être encore debout à cette heure ?)
- Vous avez des enfants ?
Sur la scène, un groupe de pop révise ses classiques – samba, forró, pagode – pour les quelques milliers de derniers vaillants. Alcool et épuisement retrouvent pour eux les pas de danse les moins faux.

Explode coração,
A maior felicidade
E lindo meu Salgueiro

Contaminando e sacundido
Essa cidade
Elle m’a confié le carton de chewing-gums dont elle mendie la vente à l’unité pour déhancher avec nous une éphémère samba. Les quatre percussionnistes butent sur les paroles et je me joins à leurs pandeiros approximatifs, secouant ma boîte dans les trous du tempo.

Ils promènent un petit chien en peluche prénommé Dans-le-cul. Ils viennent de la banlieue de Rio, soutiennent à hauts cris l’école Beija-Flor et acceptent de finir nos caïpivodkas fruits rouge (– Vous avez mis de la fraise là-dedans ? – Non, de la Smirnoff Red Fruit. C’est bon hein ?... À chaque boisson vendue, la tournée au patron.)
Passe un diablotin en mousse, en sens inverse de la ruelle. Dans-le-cul sympathise avec Cornélio. Echanges de politesses entre propriétaires.

Après cinq jours de festivités, le coin sombre de Lapa n’est plus qu’une immense pissotière. L’herbe spongieuse exhale une prégnante odeur de paille souillée, parfum d’étable que le vent nocturne ballade.

Gant maculé de sang à la main droite, babouches dorées sur pieds fripés : c’est le Diable lui-même que nous saluons, venu sur terre pour le sabbat du Mardi Gras.

Se você fosse sincera, ohohoho, Aurora !
Le chariot du bloc Quizomba ramène vers Lapa une foule clairsemée, qui reprend à tue-tête les hits samba-pop des vingt dernières années. Costumes chiffonnés, visages creusés... Même les vendeurs de bière crient moins fort qu’il y a quelques jours.
Un automobiliste coincé au carrefour marque le rythme sur son klaxon en secouant sa perruque bleue.

Beaucoup de photographes suivent à reculons les danseuses du Rio Maracatu. Elles gonflent pour eux leurs lourdes robes, va-et-viens mi--flamenco, mi-orientaux. La bateria rassemble autant de Brésiliens que de Gringos et le roulement des alfaias étouffent les vieux couplets a capella.

Des capoieiristes ouvrent le cortège. Ipanema est un long ruban gris.

Lundi 27 février

Copacabana.
- Lui doit savoir, demandez-lui !
Et le portier me pousse dans le hall, à travers la porte à tambour.
Air conditionné, faux marbre, cuirs lustrés. Le réceptionniste interrompt son débat en anglais avec un client couperosé. Non, monsieur, désolé monsieur, le bloc est parti il y a une heure et demie. Je ne pense pas que vous puissiez le rattraper, monsieur. Bon carnaval. La sueur est en train de geler mon t-shirt à mon dos : je me dépêche de ressortir.

Sera verdade ou a cachaça que me disse
Seu Edgar com mais de três metres de altura ?

Le bloc Volta, Alice !, enfin. Notre bloc, qui grimpe dans la ruelle où se trouvent nos tavernes, lancé pour sa boucle annuelle. D’immenses personnages allégoriques ouvrent la voie, Mario, Edgar, Alice et Juca.
Un groupe de gros bébés, biberonnant la bière en couche culotte, me demandent de les bénir d’un signe de croix. Un tournant plus loin, un casanier salue la foule, tout nu sur son balcon. Pu-la, pu-la ! hurle le choeur, espérant que le pitre sautera au milieu d’eux en costume d’Adam.

Sur le quai du métro, des haut-parleurs inconscients susurrent une muzak relaxante.

L’avenue Rio Branco, fermée à la circulation, ressemble au début d’un film de zombies : une immense coupe claire, ouvrant en deux le centre des affaires. Les immeubles sont clos, les voitures abolies, un cycliste remonte à contre sens en larges zig zags. Debout sur la ligne blanche, j’essaie d’en embrasser la perspective.
Une svelte créature en robe fourreau pisse debout contre le coin d’un building.

Praça Quinze, dix heures. Le Cordão do Boitatá concentre sans défiler.
Malgré la gueule de bois, tout le monde s’est levé matin pour revêtir ses plus beaux atours. Il y a Saddam Hussein, un indien Itaipava, une brebis noire, des odalisques, des hommes en femmes, quelques aliens...
Maurício est en d’Artagnan : faute d’épée il a emprunté le mojo de son ami, une énorme bite en bois sculpté, qu’il brandit au-dessus de nos têtes avec solennité. A la base du phallus, une vis au-dessus de laquelle est pyrogravé : retirer en cas d’urgence.

Dimanche 26 février

Au sambodrome, la future école gagnante défile sous les bravos.
Vila Isabel ne connaîtra sa victoire que dans quelques jours, après ballottage serré. La chanson de cette année parle d’orgueil et de latinité. Leur soutien financier (un million de reais) vient du très polémique Hugo Chavez.
Politique, politique que tout cela !

Dans le coffre de la camionnette, on fabrique les x-tudo, hamburgers légendaires, dont le nom est aussi le programme : une volonté insane de tout contenir.
Un vieux lépreux sur son tabouret en plastique improvise une B.O. en tapant des paumes devant sa bouche ouverte.

On prend des raccourcis par des galeries désertes : rideaux de fers baissés, néons de loin en loin. On échoue, fauchés et épuisés, à l’Académie de la Cachaça. Il y a de l’eau dans le gaz. Tout nous semble trop cher. Voilà qu’il pleut. Notre mécène ne viendra plus.

Le bloc qui devait concentrer à l’Arpoador n’est pas venu. On en est pour nos frais, deux kilomètres de trotte en bord de plage. La mer est froide, rendue dangereuse par l’obscurité. Si on me laissait faire, je pourrais me coucher dans le sable et dormir douze heures sans rêver.

Alchimie du tapioca : une louche de farine dans une poêle à frire, et voilà que ça se transforme en crêpe. Je ne quitte pas le vendeur des yeux, essayant de voir à quel moment il rajoute de l’eau à notre insu.
Il doit y avoir un truc.

C’est quoi cette merde ?
Le bloc Que merda é essa ? tire son nom de son premier carnaval : suite à une erreur de programme il s’était retrouvé à contre sens de Simpatia é quase amor. De la cacophonie, des piétinements, de la confusion qui s’en étaient suivis, avait surgi ce cri unique, repris depuis avec fierté. Chaque année, Que merda é essa ? renouvelle l’expérience.
La bousculade devient vite insupportable, les batteries jouent trop fort, à contre temps l’une de l’autre, les cavaquinhos se lamentent, on ne s’entend plus penser. De ce que je peux en saisir, pourtant, la chanson de cette année parle de la douleur de ne pouvoir aller aux toilettes malgré une envie dévorante.

So doi quando eu rio.
Un Saint Sébastien hérissé de flèche, se marre sur le panneau. Le patron de la ville l’affirme : ça ne lui fait mal que quand il rigole.
Et, plus loin, sur un camion :
« Le cocu est l’avant-dernier à savoir.
Le dernier ? C’est toujours Lula. »

E se abusar, um perdão pra mim
Simpatia até o fim !
Après une heure de concentration, au coude à coude, sous une douche de serpentins et de mousse en bombe, la bateria s’élance comme une délivrance.
Le bloc de Rocinha l’a bien compris : le carnaval est surtout un prétexte à rouler des patins aux inconnus qui passent. La sympathie c’est presque de l’amour, déjà.
La plus grande favela d’Amérique latine fait d’Ipanema sa scène pour l’après-midi, se mêlant aux riches de la zone sud, aux Gringos de passage, sans se faire trop d’illusions... Parce que la sympathie, ce n’est pas tout à fait de l’amour non plus.

Rarement vu la mer aussi belle que cet après-midi. Par trois ou quatre mètres de fond, les rayons du soleil continuent de faire taches contre le sable blanc. Yemanja est à la fête : elle roule gentiment ses vagues jusqu’aux mollets pâles des touristes nippones.

Samedi 25 février

Troisième soir, tout le monde est déjà vide. Va-t-on aller dormir ? Va-t-on poursuivre les blocs de nuit jusqu’au Centre ? Je clopine de la cuisine au salon pour alimenter la discussion en alcool froid, sans grand espoir de voir le problème se résoudre. Personne ne semble plus doué de volonté.

Le bloc Laranjada n’a pas de chanson propre, il enchaîne des classiques en tournant dans la rue. Une canette de bière pleine tombe d’un mètre cinquante sur mon pied, voilà que je saigne. Elle ne présentait pourtant aucune aspérité. Comment ? Pourquoi ?
Un voisin mélomane, roulant sa caisse claire, sue à grosse goutte sans pouvoir s’éponger. Les danseurs alentour ont entre deux et cent deux ans.

Poulets pelés en caoutchouc. Faux seins portés au-dessus des habits. Drag queen de deux mètres sur talons aiguilles. Travesti en mégère de novela. Robes cousues de vraies fleurs. Aisselles buissonnantes au-dessus d’un lamé argent. Pin-ups mal rasées. Caniches en peluches étranglés par leurs laisses. Ombrelles translucides, cliquetantes de breloques.
Le Banda de Ipanema est résolument gay et lesbien. La foule s’en émerveille, se prenant en photo avec de complaisants androgynes. Le caniveau est plein d’une eau noire, où surnagent glaçons, paillettes et confettis.

À une table du Carretão, Jet Li mange en compagnie de Marjane Satrapi et d’une prof d’histoire-géo à la retraite. Ils ne se parlent pas, se regardent à peine. Nous on reprend de tout, plusieurs fois, les surveillant du coin de l’oeil.
Encore un mystère qui restera insolu.

Christian a mis son beau panama blanc. Assis sur sa chaise longue, un cigare entre les dents, il regarde les vagues assommer les baigneurs imprudents. Il a une bière a portée de main, gardée au frais par l’étui isotherme.
Plus tard il s’insurgera que le kiosquier ait osé le surnommer gringo. « Je viens d’un pays pire qu’ici, explique-t-il en espagnol. Vous ne pouvez même pas imaginer ».

Cinelândia, ce matin : mirage d’alcoolique. Il n’est pas encore dix heures que la place est déjà noire. Il y en a sur les barrières, sur les marches du faux Opéra Garnier, il y en a dans les arbres, sur les poteaux et les épaules des voisins.
Le soleil tape dru et l’on se frotte les uns aux autres, pour se rapprocher d’une bière, d’un sachet de pop-corn, de la batterie du bloc, ou mieux, pour s’éloigner de latrines improvisées, pour fuir un barbecue de trottoir menaçant d’asphyxie.
On ne verra finalement pas défiler le bloc le plus traditionnel de Rio. En rebroussant chemin, je me rappelle les gloussements de Noel : « Cordão do bola preta ? Même payé je n’irai pas ! Bien trop de monde ! »

Vendredi 24 février

Dans le bus qui brinquebale vers la maison. J’ai encore une canette à la main, la trentième du jour, peut-être. Combien encore jusqu’à la fin du carnaval ? La caissière, près du tourniquet, dodeline de la tête en attendant le terminus.

Lapa.
On ne bouge plus beaucoup, jambes sciées par l’alcool, par la fatigue. Des gens vont et viennent sous la toile de tente, pour se ravitailler en hot-dogs. Sans doute occupons-nous leur place.
Maurício essaie de nous faire rire, en parlant français avec des grimaces de Groucho Marx. « Oh la la ! Les femmes, les femmes ! N’est-ce pas, monsieur ? »

Balança ! Balança !
Balança as Carmelitas vem aí !
J’ai cru entendre ‘nem aí’ (rien à cirer) et l’ai hurlé au refrain. Ça fait marrer les Brésiliens.
Christian bougonne au passage d’une poupée de religieuse géante : « Mais c’est Yasser Arafat ! Ils se moquent des Palestiniens, ma parole ! » Il a payé des godets de tequila à la moitié de la rue et nous sommes en perte rapide de self-contrôle. Jean arrache son chapeau à une majorette, puis s’excuse en hurlant : « Pardon, pardon ! C’est Carnaval, putain ! »
Cinq à dix mille personnes des deux sexes suivent le char des Carmélites, une coiffe en tissus sur la tête. Le bloc rend hommage aux soeurs du quartier, qui ne pouvaient sortir qu’une fois l’an pour défiler en dansant.

Une méharée de voitures de police, gyrophares allumés, se taille un chemin dans la foule. Les fusils d’assauts pointent hors de l’habitacle. Des profondeur des rangs, une huée unanime s’élève à leur passage.

Un brin d’inquiétude en montant à Santa Teresa : certains d’entre nous connaissent des gens qui s’y sont fait tuer. On craint aussi les pit-boys, racailles en survets qui sortent avec leurs dogues pour provoquer des bagarres.
De nuit, pourtant, ce quartier est le plus beau de la ville, tout de rues qui serpentent, de villas coloniales à flanc de morne, surplombant la galaxie des lampadaires en contrebas.

Christian vient d’arriver en ville et voudrait tout savoir : les dates, les lieux, les prix. Il est là pour vacances, sans lâcher ses affaires. Étudier l’ouverture d’une ligne aérienne Tel Aviv - Rio. Acheter du sucre pour les pays en guerre. Investir dans l’immobilier.
Il insiste pour payer les courses, résume difficilement ce qu’il fait de sa vie. « En gros, une moitié du temps tu vas dans des entreprises étrangères pour dégraisser du personnel, l’autre moitié tu vends des capotes aux militaires installés en Irak ! »
L’imprécision du raccourci lui plaît moyennement. D’autant que c’est faire l’impasse sur son lucratif import-export de bondieuseries entre le Vatican et Jérusalem.

Pour faire une vraie crête, il faut commencer par se raser la tête. Puis supporter, sur les cheveux restants, une pâte fixante à base de jaune d’oeuf et de bière. L’écolier grimace à l’évocation de la recette, vérifie du bout de doigts que c’est bien du gel qu’il a mis dans ses tifs.
Le bus est enlisé dans un embouteillage. Accident de moto. L’ambulance n’est pas encore là et des flics mal à l’aise font cordon pour empêcher la foule d’approcher le corps. Il y a beaucoup trop de sang sur le goudron, une mer rouge et épaisse. Les passagers se pressent aux vitres pour apercevoir le mort.

Ipanema, poste 8.
Comme une grande boussole, faire la planche au-delà des brisants. La tête vers une poignée d’îles désertes – un bras vers les pierres de l’Arpoador – l’autre vers la montagne des Deux Frères – les pieds face aux immeubles blanc, oscillants devant la lente courbure de la ville.
D’un coup, se tourner pour plonger, descendre à brasses appliquées vers le plus froid, le plus silencieux de l’océan. L’Atlantique, ici, est sublime. On ne s’y habitue pas.

Jeudi 23 février

Quando eu fico triste
O samba insiste
Em me levar
Camila m’aide à suivre les paroles sur un tract froissé. A la fin de la chanson, il faut sauter trois fois en l’air pour hurler : Paz ! Paz ! Paz ! Presque contre nous, des supporters torses nus beuglent l’hymne du Flamengo. D’autres, armés de pandeiros, essaient de faire chanter une autre samba.
Un plaisantin asperge de mousse en bombe tout ce qui passe à sa portée. A ceux qui rechignent il ordonne : « Souriez ! Dansez ! Escravos da Mauá ça n’est qu’une fois dans l’année ! »
Frère Jacques en canon, une main sur l’oreille pour imiter les Corses. « Très très bien. Superbe. Excellentissime. » Maurício s’auto congratule en français, frémissant des sourcils. Les filles se tiennent par le bras pour tituber en résonnance. Des voitures tentent de se frayer un chemin dans l’avenue embouteillée de fêtards. Il y en a sur les quatre voies.
Corps à corps près du camion. Des gens crient dans leur téléphone portable. Des têtes, des nuques, des épaules plein la vue. Des cuisses, des fesses, des dos pleins les mains. Il a plu, torrentiel, pendant cinq minutes, et les costumes détrempés commencent à pendouiller.

Arco do Teles.
Arrivé trop tôt pour cette première concentration, je traîne dans la rua do Mercado, peut-être un des seuls coins authentiquement vieux de la ville. Les ruelles étroites à arches de pierre se transforment les vendredi soirs en une terrasse immense pour exécutifs en costards.
Je m’offre une première bière, un chapeau de paille, observe la foule qui se rassemble, le premier frémissement du carnaval. On sort encore des bureaux, en hâte, de pleins cartons de travail dans les bras, on trottine pour aller se changer.
Une longue fille en robe à fleur s’exaspère au téléphone. Une Norvégienne rose de soleil, rit trop fort en montrant ses gencives. À un balcon de fer forgé, une métisse en déshabillé ne laisse rien perdre de ses charmes.
La nuit tombe. Le Bloco da rua do Mercado roule un échauffement. Remercie les partenaires financiers. Présente la Reine et la Princesse de l’année, qui se déhanchent absurdement. Des ingénieurs du son sifflent le compositeur, encore debout sur scène et en plein dans leur ligne de mire.
Douche qui douche, qui douche qui douche... Sans s’arrêter, c’est le rythme de la samba, le pouls continu du carnaval. Une semaine presque complète de fête et d’irresponsabilité.
Ne vous penchez pas par la fenêtre. Accrochez solidement vos perruques. Attention...
C’est parti.