JE SUIS ICI — Léo Henry

Largo do Boticário, 26

Cosme Velho, mardi 31 janvier 2006

Il fait un vrai temps de tropiques : matinée grise et moite, crépusculaire, étouffante. Le numéro 26 du Largo do Boticário est un palais colonial jaune et bleu, construit en 1830 et laissé à l’abandon depuis une trentaine d’années. Tout autour de la place pavée en pé de moleque, d’exubérantes villas d’époque alternent avec de splendides jardins. Une rivière un peu sale sépare cette poche historique de l’artère voisine : c’est le Rio Carioca, fleuve sacré des indiens autochtones, que les hommes blancs ont soigneusement enterré. Il disparaît dans un tuyau de béton pour ne ressortir qu’à son embouchure, quatre mille mètres plus loin.

Ici, rien de certain, rien de posé. Le rez-de-chaussée de la maison est sombre et vide, enfilade de salles aux plafonds haut, meublées de loin en loin, comme au hasard. De grands miroirs posés par terre, un secrétaire, un vélo d’appartement années 60. Balbina sort une table en plastique dans la cour étroite, le seul endroit où filtre un peu de lumière. Passé et présent se mélangent. Je sais tout de suite que je n’obtiendrai aucune réponse, que je ne sortirai avec aucune certitude.

“ Comme vous voyez, le Cosme Velho est un quartier normal. Le tunnel et la voie aérienne, là-haut. Le terminal de bus. La crémaillère qui monte au Corcovado. Il n’y a rien de spécial, ici. ”

Dans l’ombre des salons, Balbina passerait pour un fantôme. A la lumière du jour, elle redevient une solide femme de ménage, pas de première jeunesse, pas croulante non plus. Il y a un petit garçon qui nous regarde sans oser parler, l’air triste et intelligent.

“ C’est mon neveu Cristião. Il a dix ans. Il soutient le Flamengo, comme toute sa famille. Je suis dans cette maison depuis 28 ans. Avant je faisais des ménages pour les locataires, la cuisine, mais ils sont tous partis. Certains dans des appartements modernes, d’autres en Europe. Je n’ai plus de source de revenus.”

Elle se penche pour chuchoter des secrets que je ne saisis qu’à moitié.

“ L’autre m’a demandé ce que vous veniez faire ici. Il n’aime pas quand je fais rentrer les gens. Je m’en fiche, vous savez, il ne peut rien dire, il n’est pas propriétaire. Nous n’avons plus de quoi vivre, qu’on ne me reproche pas de faire visiter aux touristes. Dans cette maison il n’y a plus que moi, et Cristião, et Luis, mon frère. Et Priscila. ”

Plus tard, sur le même ton de conspiratrice :

“ Vous aimez les femmes noires ? Vous les trouvez jolies ? Luis couche avec Priscila, et aussi avec une autre fille, qui a la peau blanche. C’est compliqué. Pour le petit, surtout. Priscila est une mulata, une métisse du carnaval. Mais elle n’aime pas danser. La mère du petit, elle, elle est indienne. Elle mange de la viande crue. ”

D’autres fantômes : une tête qui apparaît à la fenêtre d’une buanderie, un homme torse nu qui vient échanger quelques nouvelles. La métisse est très belle, effectivement. L’autre doit être Luis, le frère de Balbina.

“ Tu as vu ? Un carioca est mort en Irak. Il était naturalisé américain et était parti là-bas se battre. Son camion a roulé sur une mine. Je connais des gens qui le connaissaient. ”

On me sert un café. Me parle, brièvement, d’Albert Schweitzer. La conversation est filandreuse, mais pas gênée, bizarrement amicale. Le jardin qui monte vers le morne se noie dans la forêt : il y a des portails rouillés, des statues brisées, des colonnes doriques bouffées de plantes grimpantes.

“ Tous les azuleijos sont d’époque. Fabriqués au Portugal, en Hollande. Il y aurait beaucoup à faire pour remettre cette maison en état. Dans la forêt, il y a encore des manguiers, des arbres à jacas, à jabuticabas. Des plants d’avocats et des amandiers importés d’Europe. Avant il n’y avait que des gens célèbres qui habitaient ici, des gens riches. Maintenant il n’y a plus personne. Que la dernière héritière de la famille Bittencourt, qui possède les quatre maisons.
Les gens qui visitent me disent souvent ‘on pourrait faire un film ici’. C’est vrai. Il n’y aurait rien à changer pour tourner un épisode de Bang-bang, la novela du Far-West. Imagine, des indiens descendraient du morne pour attaquer la maison des blancs !
Ici, tous les indiens ont été réduits en esclavage. Pour construire ces maisons, les maîtres du café les ont forcés à travailler dans les plantations. C’est de là que vient la fortune des Bittencourt. Je ne les envie pas. C’est une famille qui a beaucoup de problèmes. Dans les années 70, Silvinha Bittencourt a entrepris de faire restaurer le Largo. Elle écrivait des poèmes, sous le pseudonyme de Majoy. Majoy veut dire andorinha, hirondelle, dans la langue des indiens tupi-guarani.
Pour eux, la rivière était sacrée. Son eau apportait la force aux hommes, la beauté aux femmes. On ne peut plus s’y baigner maintenant, l’eau est trop polluée. ”

Et puis elle m’oublie. Parle avec son frère de leur sœur commune, la mère du jeune Cristião, qui vit dans le Nordeste et doit venir les voir bientôt. Ils ont peur que cela ne perturbe le petit. Ils ne veulent pas les séparer, bien sûr, mais c’est compliqué. L’enfant les écoute débattre, sans rien dire, mais sans les quitter des yeux.

“ Il y a le peintre aussi. Un Chilien. Impossible à vivre. Il faudra que je t’en parle. ”

Nous sortons. Sur une stèle, au centre de la place, Balbina me montre la plaque gravée d’un poème de Majoy :

“ Vous qui habitez ce refuge
sous la grâce des eaux silencieuses
n’oubliez pas que c’est de vous seul
que dépend son enchantement ”

Un touriste prend en photo les beaux immeubles morts. Elle me demande de l’aborder en français, de l’inviter à entrer dans sa maison contre un petit pourboire.

“ Le monde entier est passé sur cette place. On y a filmé le clip d’une chanteuse anglaise. Et 007 a franchi ce portail à cheval, dans un vieux film de James Bond. ”

Ce doit être Moonraker, le seul de la série qui se passe à Rio. Un des plus mauvais, aussi.
Je laisse mon hôtesse à son nouveau visiteur, espérant que les nuages vont se dissiper.

PS du même soir : retourné sur les lieux du crime, sous une pluie battante. Le Rio Carioca semble se venger, débordant des égouts et des caniveaux pour cascader dans son ancien lit, rue du Cosme Velho, rue de Laranjeiras. Sous le porche du numéro 20 du Largo, trois étudiantes en art se photographient l’une l’autre, les phares de leur voiture en guise de spotl ights. Balbina m’ouvre. Dans la tempête, la maison toujours plongée dans le noir donne une impression préhistorique. Malgré l’averse, il me semble entrevoir par la porte du jardin quelqu’un qui court dans le sous-bois. Je repars quelques minutes plus tard, muni du petit livre trilingue (portugais, anglais, français) que Majoy a écrit au sujet de cette étrange place. Le trajet du retour paraît plus calme. Je sais que cet endroit n’en a pas fini avec moi.